Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Michel Jullien. Extrait de : Denise au Ventoux


EXTRAIT >

 

Je n’aurais pas pu m’asseoir. Denise occupait le canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du thorax, le gros du ventre aussi, le péritoine offert avec, plus bas, ses lignes de tétons et elle en avait tant, rosis, en chemin de pis, doubles fortins, des mamelles dans le crin, petits plots fripés, la vulve en cul-de-poule au partage des cuisses creusées d’un incarnat blanchâtre – là où manque son pelage naturel, une plaque qui ressemblait aux maladies, teinte crevette –, le cou cassé sur l’accoudoir, sa tête de chien déjetée sur le débord d’un coussin solidaire du convertible, une babine s’affaissant sous son propre poids, découvrant une cordillère de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d’aiguilles blanches, un diorama – plus tellement blanches, teinte mastic à cinq ans –, tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes. Ils ont mieux au claquoir, comme une carte postale des montagnes au clapet de la gueule, les mêmes photographies de sommets reflétés dans un lac d’altitude : en miroir, au partage des babines, la mâchoire du haut reprend la ligne dentaire de leur basse-gueule de chien, tout s’imbrique s’ils la ferment, les cimes buccales au décalque, et alors on ne voit plus. Si elle dormait ? Plus que dorment les chiens, elle dormait comme deux fois. D’avoir couru neuf heures, de Savoillans à Fontaube, au Roumégous, de là sur la montagne de Geine, par-dessus le hameau de Brantes, à la Retranche et retour au village, neuf heures à mouliner de la culotte tant qu’allaient ses pattes de devant, mais aussi, pour un chien, en plus de l’escapade, des badinages pour un arôme, des fredaines pour une fiente inconnue, des départs recommencés, des longs détours pour un indice, des écarts buissonniers, elle dormait de n’avoir pu se reprendre en somnolences particulières dont ces bêtes ont besoin, qu’elles s’accordent aux instants lâches du jour, lorsqu’on est chien. Pour preuve si elle dormait, quelque chose empêchait qu’à portée d’haleine les effluves de deux blancs de poulet, ceux des crottins de chèvre posés sur la table basse, à même sa truffe, en plus d’une gerbe de bretzels et d’un bloc de parmesan, ne passent le seuil de ses naseaux – le portillon électronique de ces bêtes –, ou plutôt, les parfums devaient passer librement, n’éveillant rien – une anesthésie olfactive, comme la douleur existe bien chez un opéré, les nerfs s’adressant au cerveau vacant –, ce qui la rendait moins chien qu’un chien. Il est difficile de croire en la totale sincérité du sommeil canin. On s’y fait prendre. Rien ne réveillerait l’animal, dix gamins à la fête s’agitent autour en braillant, avec des turlututus, leurs sauts, des costumes, des manèges tant qu’ils vont, leur barouf bat son plein lorsque soudain, en pleine cacophonie d’anniversaire, survient le petit cliquetis des clés dans la serrure, un bruit infinitésimal noyé par le reste, bénin, toutefois ferreux, venu de la porte, le maître revenant, la bête se redressant avec cette éveillée fraîcheur au rictus de la gueule qu’ont les princesses ayant dormi mille ans. Les chiens ont un talent de la fatigue, comme s’ils avaient le don de puiser de leur sommeil l’exacte dose d’assoupissement et de guet à part égale. Ce n’était plus du tout le cas de Denise dans son état, dans cette posture – la paupière mi-close, l’œil blanc dedans à la renverse, d’un blanc hideux, veinulé, l’iris magnétisé aux bordures de l’orbite, les pattes avant rompues dans le vide, engourdies de morphine, parfois secouées des remontées d’un songe à quoi répondaient des débuts d’aboiements muets remontés du larynx, la ligne de ventre exhibée comme les corps de Vésale, tordue, épousant le circuit de sa colonne vertébrale tassée entre les deux battants étriqués de la banquette –, incapable de branle-bas, repue de l’odyssée, elle n’aurait pu secouer son indécence, revenir de son dopage soporifique si, à l’instant, j’avais quitté à grande démonstration cette maison qu’elle ne connaissait d’ailleurs nullement – pas plus que moi –, l’abandonnant dedans, faisant cliqueter la serrure, la porte bouclée à double tour dans ce pays où, la veille, elle fit son entrée pour la première fois.

Pour une bête elle sortait débraillée de sa journée. Qu’elle dorme, se reprenne, je la nourrirais demain plus justement que de coutume car j’entendais me lever avant le jour, partir sous une nuit noire comme le cœur des pétards afin de rejouer la toquade du maître et de son chien dans la montagne, une équipée sur les flancs du Ventoux, rive gauche de la vallée du Toulourenc cette fois, par la Frache, le bois Marou et le Contrat, la combe de Fonfiole à l’aplomb de la calotte sommitale puis, le mont foulé, si l’heure me le permettait, aller vadrouiller sur sa crête jusqu’à la tête de la Grave et piquer dans la descente, reconnaître un sentier que n’indiquent plus les cartes au 1/125 000e. Qu’importe le mont pour une bête, son éminence, son nom, l’orientation. Denise ignora tout le jour qu’elle m’avait suivi – ou plutôt précédé de vingt pas – sur ces terres-là, celles de la Geine, promontoire au Ventoux, montagne elle-même (elle en porte le titre, la « montagne de Geine ») mais toutefois belvédère, grossièrement empierrée d’est en ouest, lardée de traînées calcaires comme l’est le dos de Moby Dick des stries de la sénescence. Les pentes de la Geine pliées à l’autre mont, le Ventoux, le grand tondu, la montagne pelade, le scalp du Vaucluse, le trépané de Provence aperçu de loin, celui qu’on devine à la ronde avant d’y toucher, dès la gare d’Avignon, sa cime décalottée par les vents, le reste feuillu, vert et moka, une grande plombière avachie, déglacée dans le décor. La chienne en vérité se moquait de la toponymie comme des altitudes, des pentes et des plats, des sentes, des lames calcaires serties en palissade autour de Buis, des sœurs dentelles de Montmirail, des cotes et des panoramas, tant qu’elle courait, en joie de gueule, d’exhalaisons, en joie de queue, de soif pour une flaque où laper à pleines dents – et quand elle boit de la sorte, très pochetronne, des mufflées d’affilée, c’est alors que ses dents feraient le mieux croire à une méchanceté dont elle est loin. Et si ce soir pâmée de torpeur entre ses trois coussins Denise au canapé se vautrait comme une espèce de madame Récamier à l’envers, d’Olympia évanouie, s’étouffant de sommeil, c’est qu’elle rentrait ivre des grandes terres, d’une bambée comme jamais elle n’en avait connue car, en plus des distances, des bonds et des galops, nulle part de tout le jour elle n’avait senti l’homme à part moi, cette essence usuelle à sa truffe, disparue, on eût dit qu’elle s’en grisait, du manque.

Née en ville, Denise n'avait rien connu d’autre. Le triste ordinaire de ses sempiternelles vadrouilles urbaines se limitait à trois sorties quotidiennes, réglées, comptée chacune, une fois le matin avant que je ne la quitte pour rejoindre mon travail, cette banque, à l’heure où la promesse des ordures de la grande ville filait sous son nez dans des camions-poubelles, laissant partout des relents sur le trottoir, une fois le soir sitôt revenu de mes obligations, et puis dernier service, avant le coucher, entre onze heures et minuit, une contrainte. Encore, toutes ces sorties hors les murs de mon appartement parisien se faisaient à la longe, une laisse de moins d’un mètre enroulée au poignet comme si Denise et moi vivions en siamois depuis un an. Ce grand bouvier bernois bien peu proportionné aux rues de la capitale était devenu mon bracelet électronique. Notre géographie tenait plus du pâté que du quartier, un pâté du IXe arrondissement autour duquel nous tournions ensemble sans varier, même sens chaque fois, notre règlement. La promenade syndicale consistait en un circuit parallélépipédique nous ramenant quatre fois de suite à gauche ; elle commençait à l’attaque de la rue Saint-Georges, en montée, se poursuivait rue La Bruyère qui va un peu de biais, puis cap rue de La Rochefoucauld, retour par Châteaudun, inexorable périmètre tellement arpenté que si Denise eût été douée de parole plutôt que moi, et avant que je ne m’en mêle, elle aurait renseigné du mieux possible, indiqué le bon chemin à des Japonais, des Chiliens, Lettons ou Irlandais en quête du musée Gustave-Moreau (« Allez toujours à gauche ! »). Nos sorties les jours de pluie rognaient par les rues d’Aumale et Taitbout, des âneries au carré, de peu d’arpents, à chemin raccourci, pour ses besoins élémentaires sans qu’il y eût de quoi assouvir l’exercice auquel elle aspirait. Je m’en faisais une peine, elle s’en contentait, en bête, la langue souriante, le croupion au roulis de sa cadence, ses cuissots qui ressemblaient tellement aux contours de l’Afrique me heurtant la hanche à chaque pas, avec ce bruit sur ma poche de pantalon où pesaient les clés de l’appartement (le bruit des clés, une valeur capitale pour un chien, paradoxale, à les rendre fous, comme si un démon de Pavlov avait associé aux mêmes stimuli deux réponses exactement contradictoires, l’une heureuse et l’autre non, la sonorité du trousseau annonçant et le départ et le retour, une crainte radieuse). En moins d’un mois je lui appris à ne pas tirer, comme ceci : dès que son museau dépassait ma hanche – car si passe le museau viendra l’encolure ensuite, tout le corps, l’élan, la force avant, le bras entraîné par la longe, la foulée contrariée comme si le promeneur devenait la comète de son chien –, je lui envoyais le ménisque dans le profil, un coup mesuré, pas très fort, jamais méchant, simple comme une réponse, il suffit de vingt jours pour que prenne l’habitude ; simple à condition de ne pas s’émouvoir d’un geste apparemment brutal sous lequel l’animal ne met rien sinon la réplique à l’interdit, vingt jours à peine et le pli prend. Ça prend toujours, on dresse à notre bénéfice. Dans les pas de Pavlov, en Union soviétique, certains gradés conditionnèrent des meutes à ne manger que sous l’ombre des chars, au châssis des engins, des dîners à heure fixe, des rations inouïes à condition qu’elles soient avalées sous le tablier des automitrailleuses. Promesses de pitance quand, à l’instant des combats, les colonies lâchées cavalaient de bon aloi pour rejoindre les tanks allemands de l’Ostheer, le dos arrimé de charges explosives.

 

 

© Verdier 2017

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Denise s’est entichée de Paul, le narrateur. C’en était gênant au début. Alors, malgré ses habitudes volontiers casanières, son peu d’allant, il n’a pas refusé. Ensemble, ils ont passé un an dans son appartement parisien, une année de routine sans tellement se divertir. Lui, le matin, se rend à son bureau quand elle ne sort pas, car Denise est un chien, de bonne taille, un Bouvier bernois, une femelle, ancienne élève de l’école des chiens d’aveugles, un cancre recalé pour sa couardise urbaine. Quarante-trois kilos à la pesée, le paleron vigoureux, un doux molosse aux yeux d’éponge capables d’étancher l’estime et la rancune des hommes, des yeux d’un kilo chaque. Jeune de quatre ans, « elle avait de faux airs avec Bakounine ».

Entre eux, l’ordinaire des sempiternelles vadrouilles urbaines se limite à trois sorties quotidiennes dans une géographie relevant plus du pâté que du quartier, un pâté autour duquel ils tournent ensemble, sans varier, des flâneries au carré. Elle s’en contente, en bête, la langue souriante, le croupion au roulis, ses cuissots qui ressemblent tellement aux contours de l’Afrique. Un an de la sorte, Paul s’en fait une peine, tellement que, pour quatre jours, lui et la chienne s’offrent une escapade sur les pentes du Ventoux. Denise au Ventoux.

Mais que s’est-il passé à la descente entre Denise et son maître sur les gradins du grand Ventoux ? Subitement les voici face à face, comme jamais, rassemblés dans une calme éternité.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Michel Jullien, Denise au Ventoux, Verdier, janvier 2017, 144 pages, 16 €

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