Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Étienne de Montety. Extrait de : L’Amant noir


EXTRAIT >

 

Cette pipe, je l'ai achetée il y a longtemps dans une boutique de Stamboul. Je l'attends depuis le réveil. Même les yeux fermés, je peux parcourir de la main son long conduit, le caresser jusqu'au fourneau. Calé entre deux coussins, je la saisis. Je la récure et récupère le dross, le déchet que je fumerai plus tard. Je n'en aime guère le goût, mais mes moyens ne me permettent pas de le jeter. Le pot de chandoo est près de moi, presque vide. S'en dégage encore une odeur puissante et âcre, qui me fait frissonner d'aise. Ma chambre est maintenant plongée dans l'obscurité, éclairée seulement par la lampe que je viens d'allumer et qui diffuse une petite lumière colorée. C'est mon saint sacrement. La cérémonie peut commen­cer. Elle représente pour moi une part importante du plaisir qui m'occupe plusieurs heures par jour.

J'allume la mèche. Il me reste assez d'huile. Je pique maintenant l'aiguille dans le chandoo – la confiture, comme disent les amateurs – et la place au-dessus de la flamme. Je refais plusieurs fois le geste. La boulette grossit. Elle aura bientôt la taille d'un pois. J'entreprends de la malaxer, de lui donner une forme conique, et je la place dans le fourneau. J'y insère l'aiguille et perce la boule. J'aime ces préparatifs que j'ai appris à Constantinople ; Artémis me disait que j 'y apportais un soin quasi amoureux. Au début, elle en riait, attendrie. Ensuite, elle en pleura.

Je m'allonge. Ma pipe est devant moi, je la présente à la lampe. Je ferme les yeux et j'aspire. Une bouffée suffit, longue, saccadée. Je me rejette en arrière pour savourer la fumée bleue de l'opium, qui vient de m'envahir. Je la sens se répandre en moi. Mon palais m'irrite, je suis pris d'une sensation d'étouffement que je connais bien, une goutte perle à ma tempe. Je me redresse, enfin détendu, comblé.

J'oublie l'hiver, la neige, l'occupant, le ravitaillement, si difficile depuis un mois, le couvre-feu qui me gâche la vie. Je n'ai plus froid, ni faim. Je ne sens plus mes membres douloureux. Rien ne m'est impossible. Je suis prêt à reprendre mon roman, à le finir, à signer un chef-d'œuvre. Je me sens de taille à rédiger les plus beaux poèmes de la littérature française. Je suis écrivain.

J'ai rouvert le scénario des « Désenchantées ». Le mot est barré sur le manuscrit tapé à la machine. Il est remplacé au stylo par « Le bleu dont on meurt ». Dans le livre de Loti, c'est le titre du roman que les jeunes Turques proposent à André Lhéry d'écrire. J'ai proposé à Gilbert Angély que ce soit celui du film. Il n'a pas été convaincu : «Trop mièvre... » Je feuillette les premières pages de mon travail. En voici un résumé succinct : « Trois jeunes femmes turques écrivent romancier André Lhéry, connu pour son amour de la Turquie, et lui demandent de témoigner de leur condition. Mariées contre leur gré, elles vivent toutes les trois recluses dans des harems, très agréablement, mais coupées du monde et surtout privées de liberté. Elles ont pour nom Djénane, Zeyneb et Mélek. Elles fixent à Lhéry une série de rendez-vous dans Constantinople: à Pacha-Bagtché, au cimetière d'Eyoub, dans une maison de Sultan-Fatih près de la mosquée de Tossoun-Agha, aux Eaux douces d'Asie. Il s'y rend accompagné de son ami Jean Renaud. Naît entre les trois femmes et l'écrivain ce que Loti qualifiait de "flirt d'âme"... »

Il faut que je reprenne ce scénario. Angély l'attend.

La dernière fois que nous en avons parlé, il était enthousiaste, comme à son habitude. « Ça se fera! » répétait-il. Mais il trouvait les séquences trop longues, et certaines répétitives. Je le finirai, ce scénario. J'ai de l'encre, une plume neuve, une rame de papier. Je suis bien.

L'autre jour, le patron du Relais de la Butte, à Montmartre, a appris que j'étais écrivain. Il m'a demandé un poème. « J'adore les artistes », m'a-t-il déclaré fièrement. En échange de stances de ma composition, il me propose un crédit chez lui. C'est un bon marché, par les temps qui courent. Mon orgueil s'est d'abord rebiffé. Quoi, de la poésie alimentaire? On ne m'achètera pas avec un plat chaud. Et puis... Corbière et Verlaine ne devaient pas vivre autrement.

Je parcours ma chambre du regard. L'annonce dans le journal disait: « Hôtel La Source, avenue de Saint-Ouen. Chambres meublées. » Elle ne parlait pas du papier peint jauni, décollé même par endroits. Sur l'étagère, j'ai placé mes livres, ceux que je possède parfois en plu­sieurs exemplaires. Je ne les ai pas relus. Pas plus qu'on n'aime se voir en photo, on ne relit les pages que l'on a écrites. Mais je les ai conservés précieusement; ils sont une partie de moi-même.

C'est tout ce que je possède. Pas de maison, pas de famille. J'ajoute un costume, des chemises blanches, une collection de monocles que je ne porte plus. Et ma médaille militaire.

Mes biens tiennent dans une cantine. Je range là mon matériel de fumeur, ma pipe, ma bonne vieille toufiane, l'aiguille, la lampe en terre cuite, la curette métallique. C'est ce que je possède de plus précieux. Ma cantine me sert aussi de table basse. Je l'ai recouverte d'un drap pour en dissimuler les points de rouille, et son inscription indélébile, peinte en blanc: « Lt Duclair, 161e. »

 

Qui m'appelle encore « mon lieutenant» ? Les habitués du Milord, le café où j'ai mes habitudes, de l'autre côté de l'avenue. J'y descends pour lire le journal. Ils me donnent mon grade, mais avec un léger accent de dérision que je feins de ne pas remarquer. Dans les bars des ports, on appelle un marin ivre « amiral ». Au Milord, je suis « mon lieutenant ». Les moqueurs voient-ils le chef de section du 161e, montant à la tête de ses soldats à l'assaut de l'ennemi, dans le grand échalas au teint cireux et aux yeux cernés qui vient tous les jours boire un succédané de café en lançant « Un ersatz, patron, un », avant de partir d'un grand rire? Oui, j'ai commandé des hommes au combat, je pourrais en parler. ..

Désormais, ma main tremble violemment quand je saisis une tasse ou un stylo. À l'époque, Dieu m'est témoin que je n'ai pas failli.

Ce soir, l'avenue de Saint-Ouen est recouverte de neige. Ma fenêtre ne donne pas sur la rue, mais sur un mur d'immeuble. Les flocons s'accumulent sur le toit de zinc. Au Milord, un client disait cette après-midi:

— Ce n'est pas un temps à mettre un Boche dehors.

— Ils arrivent de Russie. La neige, ils connaissent, a rétorqué un autre.

— De Russie?

— Oui: une main devant, une main derrière.

L'homme a joint le geste aux mots. La scène m'a fait sourire. Elle me ramenait trente ans plus tôt, au régiment où cette gouaille était monnaie courante.

L'Hauptmann von Pikkendorff est arrivé. Comme à mon habitude, j'étais adossé au tonneau à l'entrée du bar. Lui préfère le comptoir. Il se tient très droit, sa casquette d'officier posée sur le zinc à côté de lui. Nous nous faisons face. J'ai commencé à lire:

 

À Bacharach il y avait une sorcière blonde,

Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde...

 

Il a enchaîné avec les vers de Clemens Brentano: « Zu Bacharach am Rheine, Wohnt eine Zauberin... » La version allemande du poème d'Apollinaire...

Comment ce jeu est-il né entre nous? Il n'est guère de jour où il ne vient au Milord. Nous nous saluons d'un geste de la tête. Cet officier est beau comme un dieu, les cheveux blond cendré avec un regard sombre comme les eaux d'un lac de montagne. « Il ressemble à une affiche », ai-je entendu dire de lui. Le mot est juste.

Mais je n'avais pas envie de lui adresser la parole.

Mon état m'a rendu farouche. Parler? Mais de quoi? Au Milord, je suis plongé dans un livre, le plus souvent une anthologie de poésie. Il m'a abordé.

Ce qui nous a rapprochés, c'est la guerre. L'autre. Oswald von Pikkendorff a combattu dans la Somme. La capture d'un tank anglais, avec tout son équipage, lui a valu d'être décoré devant le front des troupes. Nous nous sommes trouvé un autre point commun. Il aime aussi la poésie, connaît des vers de Holderlin, Eichendorff, Novalis, Platen. J'en avais appris dans mon enfance, sous la douce férule de Frâulein. Il m'en a fait découvrir d'autres. Je l'ai initié à Apollinaire et La Tour du Pin.

Les premiers jours de l'occupation allemande m'ont procuré une étrange sensation. J'entendais parler cette langue qui éveillait en moi des souvenirs. Je voyais fleurir les panneaux indicateurs en lettres gothiques. L'adversaire de toujours allait désormais partager notre vie quotidienne, et pour combien de temps? J'en fus bouleversé.

 

© Gallimard 2017

© Photo : Francesca Mantovani

 

 

Quatrième de couverture > « J’ai passionnément aimé Constantinople, la littérature et Artémis Démétrios. À leur contact, j’ai momentanément oublié la guerre, la boue de Champagne, d’où j’ai rapporté une blessure et des hantises. Il est possible qu’elles m’aient rendu heureux.

Mais au moment d’entreprendre le récit de ma vie, je dois le dire : rien ni personne n’est parvenu à supplanter mon cher opium. Lui seul me connaît, lui seul sait m’apaiser, atténuer la dureté de ma condition d’homme. À Péra, dans le Riff, et plus tard dans Paris occupé, il m’a suivi. Il ne m’a jamais abandonné. »

 

Étienne de Montety dirige Le Figaro littéraire. Il est l’auteur de plusieurs biographies et de deux romans parus aux Éditions Gallimard. Son dernier roman, La Route du Salut, paru en 2013, a reçu le Prix des Deux-Magots.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Étienne de Montety, L’Amant noir, Gallimard, janvier 2017, 240 pages, 19,50 €

 

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anonymous

Étienne de Montety a obtenu le prix frustré 2017 pour L'Amant noir.