Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Besson. Extrait de : « Arrête tes mensonges »


EXTRAIT >

 

C’est la cour de récréation d’un lycée, une cour goudronnée cernée de bâtiments anciens aux fenêtres larges et hautes, à la pierre grise.

Des adolescents, sac à dos ou cartable posé aux pieds, discutent par petits groupes, les filles avec les filles, les garçons avec les garçons. Si on observe attentivement, on repérera un sur- veillant, à peine plus âgé.

C’est l’hiver.

On le voit aux branches nues d’un arbre planté là, au milieu, qu’on croirait mort, au givre sur les fenêtres, à la buée qui s’échappe des bouches, aux mains qu’on frotte pour se réchauffer.

C’est le milieu des années quatre-vingt.

Ça, on le devine aux vêtements, des jeans hyperajustés, délavés à la Javel, constellés de taches claires, à la taille haute, des pulls à motifs ; les filles portent parfois des jambières en laine, de couleur, tombant sur les chevilles.

J’ai dix-sept ans.

Je ne sais pas que je n’aurai plus jamais dix-sept ans, je ne sais pas que la jeunesse, ça ne dure pas, que ça n’est qu’un instant, que ça disparaît et quand on s’en rend compte il est trop tard, c’est fini, elle s’est volatilisée, on l’a perdue, certains autour de moi le pressentent et le disent pourtant, les adultes le répètent, mais je ne les écoute pas, leurs paroles roulent sur moi, ne s’accrochent pas, de l’eau sur les plumes d’un canard, je suis un idiot, un idiot insouciant.

 

Je suis élève en terminale C au lycée Élie-Vinet de Barbezieux.

Ça n’existe pas, Barbezieux.

Énonçons autrement. Nul ne peut dire : je connais cet endroit, je suis capable de le situer sur une carte de France. À part peut-être les lecteurs, et ils sont de plus en plus rares, de Jacques Chardonne, natif de la ville, et qui en a vanté l’improbable « bonheur ». Ou ceux, ils sont plus nombreux, mais ont-ils de la mémoire, qui empruntaient la nationale 10, naguère, pour se rendre en vacances, au début du mois d’août, en Espagne ou dans les Landes, et se retrouvaient systématiquement bloqués dans les embouteillages, là, précisément, à cause d’une succession mal pensée de feux tricolores et d’un rétrécissement de la chaussée.

C’est en Charente. À trente kilomètres au sud d’Angoulême. C’est presque la fin du département, presque la Charente-Maritime, presque la Dordogne. Des terres calcaires propices à la culture de la vigne ; pas comme celles qui lorgnent vers le Limousin, argileuses, froides. Un climat océanique ; les hivers sont doux et pluvieux, il n’y a pas toujours d’été. Du plus loin que je me souvienne, c’est le gris qui domine ; l’humidité. Des vestiges gallo-romains, des églises, des châteaux ; le nôtre ressemble à un château fort, mais qu’y avait-il à défendre alors ? Autour : des collines ; on raconte que le paysage est vallonné. Et puis, c’est à peu près tout.

Je suis né là. À l’époque, on avait encore une maternité. Elle a fermé il y a de nombreuses années. Plus personne ne naît à Barbezieux, la ville est vouée à disparaître.

Et qui connaît Élie Vinet ? On prétend qu’il fut le professeur de Montaigne, même si ce point n’a jamais été sérieusement établi. Disons qu’il fut un humaniste du XVIe, un traducteur de Catulle, et le principal du collège de Guyenne à Bordeaux. Et que le hasard le fit naître à Saint-Médard, une enclave de Barbezieux. On a donné son nom au lycée. On n’a pas trouvé mieux que lui.

Enfin, qui se rappelle les terminales C ? On dit S aujourd’hui, je crois. Même si ce sigle ne recouvre pas la même réalité. C’étaient les classes de mathématiques, prétendument les plus sélectives, les plus prestigieuses, celles qui ouvraient les portes des prépas, qui pouvaient conduire aux grandes écoles, alors que les autres condamnaient à l’université ou aux études professionnelles achevées en deux ans ; ou s’arrêtaient là, comme dans un cul-de-sac.

Donc je suis d’une époque révolue, d’une ville qui meurt, d’un passé sans gloire.

 

Qu’on me comprenne : je ne m’en désole pas. C’est ainsi. Je n’ai rien choisi. Comme tout le monde. Je fais avec.

De toute façon, à dix-sept ans, je n’ai pas une conscience aussi claire de la situation. À dix- sept ans, je ne rêve pas de modernité, d’ailleurs, de firmament. Je prends ce qu’on me donne. Je ne nourris aucune ambition, ne suis porté par aucune détestation, je ne connais même pas l’ennui.

Je suis un élève exemplaire, qui ne rate jamais un cours, qui obtient presque toujours les meilleures notes, qui fait la fierté de ses professeurs. Aujourd’hui, je le giflerais, ce gamin de dix-sept ans, non pas à cause de ses bons résultats mais parce qu’il cherche seulement à complaire à ses juges.

 

Je me trouve dans la cour de récréation, avec les autres. C’est l’heure de la pause. Je sors de deux heures de philo (« Peut-on à la fois admettre la liberté de l’homme et supposer l’existence de l’inconscient ? », on nous a affirmé : voilà typiquement le genre de sujet qui peut tomber au bac). M’attend un cours de sciences naturelles. Le froid me pique les joues. Je porte un pull jacquard où le bleu domine. Un pull informe, que je mets trop souvent, qui peluche. Un jean, des baskets blanches. Et des lunettes. C’est nouveau. Ma vue a baissé brutalement l’année d’avant, je suis devenu myope en quelques semaines sans qu’on sache pourquoi, on m’a ordonné le port de lunettes, j’ai obéi, pas pu faire autrement. J’ai des cheveux bouclés, fins, des yeux qui tirent sur le vert. Je ne suis pas beau mais je provoque l’attention ; ça, je le sais. Pas à cause de mon apparence, non, du fait de mes résultats, on murmure : il est brillant, très au-dessus des autres, il ira loin, comme son frère, c’est des cadors dans la famille, on est dans un lieu, un moment où beaucoup ne vont nulle part, cela m’attire autant de sympathie que d’antipathie.

Je suis ce jeune homme-là, dans l’hiver de Barbezieux.

Ceux qui m’accompagnent se nomment Nadine A., Geneviève C., Xavier C. Leurs visages sont gravés dans ma mémoire, quand tant d’autres, plus récents, l’ont désertée.

Pourtant, ce n’est pas à eux que je m’intéresse.

Mais à un garçon au loin, adossé à un des murs, flanqué de deux types de son âge. Un garçon aux cheveux en broussaille, à la barbe naissante, au regard sombre. Un garçon d’une autre classe. De terminale D. Un autre monde. Entre nous, une frontière infranchissable. Peut-être du mépris. Au moins du dédain.

Et moi, je ne vois que lui, le garçon longiligne et distant, qui ne parle pas, qui se contente d’écouter les deux types, sans ponctuer, sans même sourire.

Je sais son nom. Thomas Andrieu.

 

Que je vous dise : je suis le fils de l’instituteur, du directeur d’école.

Du reste, j’ai grandi dans une école primaire à huit kilomètres de Barbezieux ; au rez-de-chaussée la classe unique du village, au premier étage l’appartement qui nous avait été attribué.

Mon père a été mon maître de la maternelle au CM2. Sept années à recevoir ses enseignements, lui en blouse grise, nous derrière nos pupitres de bois, sept années chauffées par un poêle à mazout, avec aux murs des cartes de France, de la France d’avant, une France avec ses fleuves et ses affluents, avec les noms des villes écrits dans des tailles proportionnelles à leur population, éditées par la librairie Armand Colin, et derrière les fenêtres l’ombre portée de deux tilleuls, sept années à lui dire « Monsieur » et « vous » pendant les heures de cours, non parce qu’il me l’avait demandé, mais pour ne pas me distinguer, me dissocier de mes camarades, et aussi parce qu’il incarnait l’autorité, ce père-là, l’autorité qui ne se discute pas. Après l’école, je restais dans la salle de classe avec lui, pour faire mes devoirs tandis qu’il préparait les leçons du lendemain, traçant dans son grand cahier à carreaux des traits horizontaux et verticaux, remplissant les cases de sa belle écriture régulière. Il allumait la radio, il écoutait « Radioscopie » de Jacques Chancel. Je n’ai pas oublié. Je viens de cette enfance.

Mon père m’ordonnait d’avoir de bonnes notes. Je n’avais pas le droit d’être médiocre, ni même moyen. Je devais être le meilleur, tout simplement. Il n’y avait qu’une place, la première. Il affirmait que le salut venait des études, que seules les études permettaient de « monter dans l’ascenseur ». Il voulait les grandes écoles pour moi, rien d’autre. J’ai obéi. Comme pour les lunettes. Bien obligé.

 

© Julliard 2017

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Quand j'étais enfant, ma mère ne cessait de me répéter : "Arrête avec tes mensonges." J'inventais si bien les histoires, paraît-il, qu'elle ne savait plus démêler le vrai du faux. J'ai fini par en faire un métier, je suis devenu romancier.

Aujourd'hui, voilà que j'obéis enfin à ma mère : je dis la vérité. Pour la première fois. Dans ce livre.

Autant prévenir d'emblée : pas de règlement de comptes, pas de violence, pas de névrose familiale.

Mais un amour, quand même.

Un amour immense et tenu secret.

Qui a fini par me rattraper.

 

Depuis Son frère, paru en 2001 et adapté par Patrice Chéreau, Philippe Besson est devenu un des auteurs incontournables de sa génération. Il a publié seize romans, dont En l'absence des hommes, L'Arrière-saison, La Maison atlantique, Vivre vite et Les Passants de Lisbonne. Il signe également de nombreux scénarios de fiction, et collabore notamment avec la réalisatrice Josée Dayan. Un tango en bord de mer, sa première pièce en tant que dramaturge, a été jouée à Paris à l'automne 2014 et publiée chez Julliard, puis reprise à l'automne 2015 au théâtre du Petit Montparnasse. Un homme accidentel est en cours d'adaptation cinématographique.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Besson, « Arrête avec tes mensonges », Julliard, janvier 2017, 198 pages, 18 €

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