Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Marc Lambron. Extrait de : Quarante ans


EXTRAIT >


15 décembre

Je ne vois qu’un petit segment d’une société. Mais c’est celui où le roman français s’est souvent accompli. Je décris ce que je vois.

17 heures. Rencontre avec Woody Allen. C’est au Ritz. Dans les pièces adjacentes au salon des interviews, les journalistes font la queue. On dirait une salle d’attente de dentiste, mais remplie de dentistes prêts à se jeter sur un seul patient. Il s’agit, tout de même, de voir une sorte de Charlie Chaplin du XXe siècle.

J’entre dans le salon où il reçoit ses questionneurs. On ne sait trop, en le voyant sur son coin de fauteuil, tout grêle, avec ses lunettes, son pull et ses pantalons de velours côtelé, si l’on vient pour le rudoyer – son côté otage des colonels attendant le supplice de la chèvre – ou au contraire si l’on n’entre pas dans le cabinet d’un grand sadique qui va vous arracher les ongles. Et d’ailleurs il ne doit pas le savoir lui-même.

Les interviews se font à la chaîne : le comique reçoit dans une chambre du Ritz, comme une hétaïre rompue à l’abattage. Quelle position le client choisira-t-il ? Woody attend. Il se retournerait presque pour vérifier si l’on ne s’adresse pas à quelqu’un derrière lui, du genre « vous êtes sûr que c’est à moi que l’on pose toutes ces questions ? ». Il a dû être le petit garçon qui à l’école rentre la tête dans les épaules quand les grosses brutes paradent, mais n’en pense pas moins – et les hait. Il me regarde, et l’on ne sait si c’est l’ichtyologue évaluant un curieux mérou, ou un poisson déguisé en ichtyologue qui se dit avec angoisse : « Vont-ils me reconnaître ? »

Il a soixante-deux ans et la terre à ses pieds comme une analyse interminable. La souveraineté de Woody Allen, c’est celle d’un psychanalyste baroque qui traiterait ses clients en parlant beaucoup : sa vie est un monologue incessant qui passe par les films, les interviews en rafale, le miroir. Accès de logos dans l’Upper East Side avec écho mondialisé. Je l’interroge d’abord sur le titre de son dernier film, Deconstructing Harry. Est-ce une allusion à Jacques Derrida, au déconstructionnisme banalisé par les campus américains ? Of course, c’est. Dès qu’il parle, il se ressemble tellement – un Zelig de lui-même – que l’on a le sentiment de faire la conversation à un vieil oncle dans sa baignoire.

— Le déconstructionnisme, je trouve ça idiot, risible et pas très bon pour la littérature. De manière générale, les critiques qui disent « Vous ne savez pas ce que vous avez créé, donc je vais vous l’expliquer », sont des présomptueux.

Woody Allen parle des fanatiques du politiquement correct, puritains à coupe-coupe de la nouvelle bienséance gauchiste qu’il décrit comme les suppôts d’un maccarthysme inversé. Je le regarde. Quand il tend l’oreille pour accueillir une nouvelle question, c’est comme s’il s’attendait très courtoisement à recevoir une baffe. J’essaie d’imaginer ce qu’il pense. Qu’est-ce que c’est que ce type ? Un Français avec une cravate, parlant l’anglais convenablement – ça me repose – et qui connaît la philosophie déconstructionniste ? Gauleiter ? Lézard ? Espion ? Qu’est-ce qu’il me veut ? Pourquoi suis-je assis dans un salon du Ritz de Paris avec ce type brun qui me pose des questions ? Où est Soon-Yi ? Est-ce que les Tupamaros vont me retenir longtemps ?

En même temps, les quelques mots qu’il réserve à la philosophie de Derrida, au politiquement correct, sont d’un intellectuel arrêté en mi-chemin, et qui a appris la vie dans les cabarets de Lenny Bruce plutôt qu’à la New York University. Son côté chansonnier de Broadway, avec la pointe satirique de music-hall : il vient des shows des années 60, les punch-lines des dialogues écrits pour la scène ou la télé. Un grand façonnier qui est devenu son propre habilleur en ayant appris à tailler le verbe pour les autres. Je l’interroge sur un personnage féminin de son film, que Harry compare au boxeur Max Schmeling :

— J’avais un ami qui un jour donne rendez-vous à une fille. Au début de la soirée, il se rend compte qu’elle ressemble à George Washington. Pendant tout le dîner, il n’a songé à rien d’autre, l’a ensuite ramenée chez elle et ne l’a jamais rappelée. Dans le film, j’essayais de trouver un équivalent anti-érotique pour l’une de mes ex-femmes, et j’ai pensé au boxeur Max Schmeling, une grande brute teutonique...

Évidemment, il aura été, en voulant devenir Bergman, un cinéaste de femmes, mais pas à l’endroit où il l’attendait. Intérieurs est un pastiche de huis-clos suédois. Mais les New-Yorkaises de ses comédies ont les traits d’un modèle féminin breveté après 1965 : l’hystérie faussement gaie, la poursuite du bonheur à 90 dollars la séance, les galeries d’art et la contraception orale. Grand peintre de femmes installé à New York, comme de Kooning. Mais il les regarde aussi, me semble-t-il, en garçon de Brooklyn qui aurait voulu avant tout les baiser. Fuck them. Il se tient sur son fauteuil tel un nourrisson génial qui laisserait sa tétine dans le vide et se mettrait à brailler pour voir les seins de la baby-sitter. Je lui demande ce qu’il va faire de sa vieillesse, sachant que la séduction des hommes augmente désormais avec l’âge (c’est l’une des questions soufflées par Erik Orsenna).

— À soixante-deux ans, j’ai plus de succès avec les femmes qu’à dix-huit ans. Si vous n’êtes pas Robert Redford tout de suite, il faut accumuler de la réputation, ajouter des points au score. Quand j’avais vingt-cinq ans, les filles disaient : qu’est-ce que c’est que ce machin ? Maintenant, elles me disent : j’ai vu vos films depuis que je suis petite. En un clin d’œil, je suis passé du statut d’inconnu à celui de patriarche. Ça ne me rajeunit pas, mais je rafle enfin la mise.

Je lui parle de What’s New Pussycat ?, ce film des années 60 où il jouait et qu’il avait coécrit pour Peter Sellers et Peter O’Toole. Un climat d’alors, quand on faisait des dossiers sur « l’Érotisme », quand la Playboy Bunny restait une institution, quand les filles se renversaient en riant sur des fonteuils gonflables. Woody Allen vient de là, autant que de la radio des années 30 et des Marx Brothers. Il s’est déguisé en spermatozoïde kamikaze dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe. Il a cette façon de traiter de l’amour comme d’un diorama glandulaire, les phéromones, les enzymes, avant de passer au fait :

— Le plus époustouflant, c’est quand une dame veut spontanément aller au lit. Vous dînez chez elle, vous n’avez même pas commencé votre offensive, elle tape dans ses mains et dit : on passe dans la chambre ? Vous êtes pris par surprise, c’est éblouissant.

— Ça vous arrive souvent ? lui dis-je.

— Je vis avec quelqu’un avec qui j’ai une relation solide et heureuse. Mais je sais que si je vivais seul en ce moment j’encaisserais le bénéfice de dizaines d’années de travail. Le retour sur investissement, comme on dit à Wall Street.

La « relation solide et heureuse » doit se cacher quelque part dans l’hôtel. Soon-Yi Previn, son ex-belle-fille devenue la compagne de ses nuits. Dans Wild Man Blues, on la voit aux côtés de Woody comme une teenager qui prend sa part des applaudissements. Il y a eu ces sombres histoires avec Mia Farrow, les accusations d’attouchements sur enfants. Cette semaine, une enquête du Point explique que c’est un grief régulièrement, stratégiquement soulevé par les épouses dans les affaires de divorce. Faut-il imaginer Woody en Barbe-Bleue ? Ou en pervers polymorphe calomnié par une araignée ?

Lui, cependant, cite Isaiah Berlin, m’explique que ses films préférés sont en ce moment – dans son œuvre – La Rose pourpre du Caire, Coups de feu sur Broadway et Zelig. Il parle de New York, « je pourrais vivre très heureux dans un quadrilatère de vingt rues », des photos de Bergman et Fellini qui sont accrochées dans son appartement. Fellini aussi avait ce goût des interviews à la chaîne, la faconde pour parler du mystère des images. Je glisse un crochet du côté de la France, ce pays en hiver qui ne regarde que lui-même.

— Vous savez qui est Premier ministre en France, ces jours-ci ?

— Euh ? Dites-moi son nom.

— M. Jospin.

— Pardon ?

— Lionel Jospin.

— Oui, je connais ce nom.

Il doit penser qu’il faut être poli avec les Premiers ministres français. Lui demanderait-on le nom du nouveau cheikh d’Abu Dhabi, il ne serait pas moins courtois, c’est-à-dire profondément indifférent.

Nous sommes au Ritz. L’hôtel, on le sait désormais, peut être dangereux pour les Anglo-Saxons riches et célèbres.

— Vous avez des problèmes avec les paparazzi ? lui dis-je.

— J’ai un très bon chauffeur.

Je ne lui demande pas s’il roule en Mercedes. Toutes les précautions doivent être prises : les paranoïaques tiennent à la vie, le tort des princesses est de ne pas l’être assez. Je regarde encore le petit homme d’où sont sortis comme d’une corne d’abondance des récits, des mots, une certaine façon qu’on a dans le monde occidental de se regarder, qui n’est pas la pire. « Quand j’entends Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne. » « Si Dieu avait voulu nous destiner à la partouze, il nous aurait donné plus d’orifices. » « Au début de mon mariage, j’avais tendance à placer ma femme sous un piédestal. » C’est de lui. Dans Wild Man Blues, un spectateur anglais interrogé à l’entrée d’un concert dit : « Ce que j’aime chez Woody Allen, c’est sa jewishness. » Je viens sur ce terrain-là :

— Si vous deviez changer de religion, laquelle choisiriez-vous ?

Moue de Woody.

— Ce n’est pas que j’aime les religions, mais je crois que je suis intéressé par le bouddhisme, parce que le bouddhisme promet moins et semble donner plus. Alors que les religions de l’Occident promettent trop, donnent peu et prennent beaucoup. Je trouve que le judaïsme, le catholicisme, le protestantisme sont des religions organisées – politiquement, économiquement – d’une façon malhonnête.

À l’écran, on l’a vu en élève de yeshiva qui pique les dollars de la collecte, en rabbin pompeux, jamais encore en moine bouddhiste fabriquant son beurre de yack.

— Tout de même, quand on parle d’« humour juif », cela veut dire quelque chose pour vous ?

La réponse est sur le fil, dénégatrice et métaphysique :

— Beaucoup de bons comédiens que j’ai connus n’étaient pas nécessairement juifs. Il y a de merveilleux acteurs juifs, et de merveilleux acteurs chez les Gentils – Buster Keaton, W. C. Fields. Si mes parents s’étaient dit six mois avant ma naissance « Convertissons-nous au catholicisme », alors je serais un comédien catholique qui ferait des blagues catholiques. Cela dit, quand on est seul, quand on marche sur la plage ou que l’on regarde le ciel par la fenêtre, il y a des sentiments qui n’ont rien à voir avec le fait d’être catholique ou juif. Ils ont à voir avec autre chose.

La porte s’ouvre. Prochain journaliste. Woody est content. Une fois encore, il a inversé le courant : le bourreau repart conquis. Cet homme passe son temps à se sauver la vie.

 

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Vingt ans après, quel miroir tend à notre époque le Journal d’un quadragénaire de la fin des années 1990, devenu un académicien des années 2010 ? Quels étaient alors les personnages publics, les événements privés, les bonheurs et les déboires d’un écrivain français ? Avec la patine du temps, on y trouve les portraits savoureux de figures alors rencontrées au fil d’une intense activité journalistique, tels Woody Allen, Isabelle Huppert, Philippe Sollers, Frédéric Mitterrand, Claudia Cardinale, Jean Paul Gaultier ou Alain Juppé. Ils tournent toujours dans notre actualité, mais étaient-ils les mêmes il y a vingt ans ? Cette année-là, Marc Lambron publiait chez Grasset 1941, roman sur les débuts du régime de Vichy. Engagé dans la bataille des prix d’automne, l’ouvrage cristallisa polémiques et passions en plein procès Papon. Au jour le jour, on suit dans Quarante ans les spasmes déclenchés par cette brûlure de la mémoire française, en même temps que l’on découvre le témoignage sans précédent d’un auteur jeté dans les jeux du cirque d’une rentrée littéraire. Au cœur intime de ce Journal, loin des tumultes parisiens, il y a le dialogue poignant que l’auteur engage avec son père dans les derniers mois de son existence. C’est un livre de deuil, c’est un livre de vie.

 

Marc Lambron est l’auteur chez Grasset de plusieurs romans : 1941 (1997), Étrangers dans la nuit (2001), Les Menteurs (2004) ; de récits : Une saison sur la terre (2006), Mignonne, allons voir… (2006), Eh bien, dansez maintenant… (2008), Tu n’as pas tellement changé (2014) et des fameux Carnets de bal. Il a été élu à l’Académie française en 2014.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Marc Lambron, Quarante ans, Journal 1997, janvier 2017, 480 pages, 22 €

 

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