Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Pascal Bruckner. Extrait de : Un racisme imaginaire. La querelle de l’islamophobie


EXTRAIT >

 

Quel avenir pour Dieu ?

 

Dans la plupart des aéroports internationaux se trouvent, relégués derrière les restaurants et les boutiques de duty free, un oratoire catholique, un temple protestant, une salle de prière musulmane, une synagogue, une pagode bouddhiste. Situation exemplaire : devant cette distribution spatiale qui se veut de pure justice – permettre aux fidèles de chaque confession de venir se recueillir, éventuellement de recommander leur âme à Dieu avant l’épreuve du vol –, le voyageur a la révélation d’un bouleversement. Par le simple fait d’être placés sur le même plan, les grandes religions, surtout les trois monothéismes, sont à la fois honorées et dévaluées : cohabitant dans la multiplicité, elles forment comme autant d’absolus relativisés par leur juxtaposition. L’espace de la comparaison est aussi l’espace de la dépréciation. Elles sont entrées depuis un siècle dans le deuil de leur grandeur perdue. Elles sont désormais une parmi d’autres. C’est un même sentiment qu’inspire l’aggiornamiento de l’Église catholique au concile Vatican II (1962-1965). Depuis Pascal tentant de démontrer l’existence de Dieu dans le langage de l’incroyance et du pari jusqu’à Kierkegaard faisant du doute le moteur de la foi chrétienne, nombre de croyants, voulant défendre la religion contre les critiques de la raison, l’ont exposé malgré eux au règne du soupçon. Il faudra attendre plus de cent ans après la mort de Kierkegaard pour que l’œcuménisme et la tolérance deviennent la doctrine officielle de l’Église, même s’il est vrai que le christianisme est fondé sur la mort de Dieu, crucifié comme un esclave. Étonnant renversement : Rome condamnait l’antisémitisme officiel, reconnaissait le judaïsme comme frère aîné de l’Église, freinait l’absolutisme pontifical, acceptait la validité d’autres approches du divin, celle des protestants, des orthodoxes, des musulmans qui cessent d’être des ennemis à vaincre pour devenir des partenaires dans la recherche de l’absolu. Jean-Paul II alla visiter et embrasser en 1985 Hassan II, roi du Maroc, qui a rang de commandeur des croyants, Vatican II rendit hommage à l’Islam pour les vérités qu’il a transmises sur Marie, Jésus et les prophètes. Ainsi le concile en finissait-il avec le principe, édicté par saint Cyprien, évêque de Carthage au IIIe siècle, selon lequel, hors de l’Église, point de salut, et plaçait au même niveau de respect toutes les grandes confessions. Le dialogue interreligieux pouvait ainsi s’ouvrir.

Qu’est-ce qu’une Église qui admet que d’autres obédiences détiennent la vérité avec elle sinon un Parlement ? Rome est devenue une autorité morale parmi d’autres (le parti de ceux qui croient aux Évangiles dans leur version vaticane). Mais une confession libérale est-elle autre chose qu’une duperie, démoralisante pour les fidèles ? Le Dieu irascible et jaloux de la Bible, des Évangiles ou du Coran supporte-t-il d’avoir des concurrents ? La tolérance, en mettant le signe égal entre les croyances, les dépasse moins qu’elle ne les nivelle et pour finir les désarme. Les voilà ravalées au rang de points de vue. Nul besoin pour elles d’abattre des sanctuaires impies, puisqu’elles peuvent vivre côte à côte dans un espace neutralisé. Comment sort-on des guerres de religion ? En instaurant au-dessus d’elles une loi qui organise la coexistence pacifique de toutes et dépasse infiniment l’expression particulière de chacune : « Cela ne me gêne pas, disait Thomas Jefferson, d’entendre mon voisin dire qu’il y a vingt dieux ou qu’il n’y en a aucun. »

Détacher la puissance ecclésiale de l’État ou du Prince, lui opposer des bornes strictes, assurer la liberté des cultes en les confinant au domaine privé, telle est la sagesse des sociétés civilisées. Bien sûr, on favorise le rapprochement entre les peuples et les civilisations, on organise de belles rencontres où le catholique, le juif, le musulman, le bouddhiste sont censés échanger leurs credo respectifs, écouter leurs différences, se rassurer mutuellement. Très vite les groupes de discussion se réduisent à des apologétiques parallèles où les références rivales à l’Absolu s’entrechoquent sans se croiser : nos frères musulmans sont ravis de notre compréhension des sourates du Coran mais ils préféreraient une conversion en bonne et due forme. Nos frères chrétiens respectent le message du Prophète, mais ils n’en suggèrent pas moins que le meilleur de l’Islam est déjà contenu dans les Évangiles. Nos frères juifs, avec beaucoup de déférence, soulignent tout ce que le Nouveau Testament doit à l’Ancien. Quant à nos frères hindouistes et bouddhistes, ils sont ravis des attentions manifestées à leur égard et, pour prouver leur bonne volonté, ils ajouteront volontiers nos dieux et nos prophètes aux leurs dans leurs prières. Chacun se montre d’une extrême courtoisie mais repousse discrètement le moindre prosélytisme tenté dans sa direction. C’est ainsi que les conciliabules entre grandes confessions se transforment en un vaste syndicat du dialogue de sourds. Pourquoi en serait-il autrement ? Si Dieu est unique, il y a de multiples peuples et de multiples façons de l’adorer.

C’est l’inconfort tragique du croyant : persuadé en son for intérieur de détenir la vérité, il doit accepter de la ravaler en public au rang d’un jugement personnel. Qu’il prie qui il veut, comme il le veut, en latin, en hébreu, en arabe, en pali, en sanskrit, en araméen, en mandarin, qu’il s’agenouille, se balance d’avant en arrière, se prosterne, se frappe le front contre terre, à condition que cette prière n’ait aucune conséquence sociale ou politique dommageable. Il vit sa foi comme un absolu qui est moins désavoué ou réfuté qu’aplati, accepté au milieu d’autres. Que ce soit sous le signe du Talmud, des Évangiles, du Coran, des Cinq Classiques du confucianisme ou de la Gita, il est contraint de se réfugier dans la piété personnelle ou l’enclos rassurant de sa communauté. Il y partagera avec d’autres hommes une même vénération pour un Dieu, maître et créateur de l’Univers mais qui n’a même pas le droit de quitter l’enceinte de la synagogue, de la cathédrale ou de la mosquée (du moins en France). Et l’on n’est pas un athée du catholicisme comme on l’est de l’islam ou du judaïsme ; chaque foi engendre aussi son propre style d’incroyance, chacun a sa manière de ne pas croire en Dieu.

Née de l’horreur des persécutions religieuses, la tolérance est d’abord la traduction d’une sagesse désabusée : les hommes ne s’entendent qu’en émoussant leurs convictions pour entrer dans le moule commun du désenchantement. La tolérance demande à chacun de rentrer ses certitudes comme on lime les griffes et les crocs des animaux pour les rendre inoffensifs. Elle commence donc par écarter ou minimiser ce qui nous différencie et par insister sur ce qui nous rapproche. De même que les artifices parlementaires tolèrent l’expression de passions divergentes, elle accepte toutes les pratiques, tous les rites, à condition de les soumettre à la règle qui les désamorcera. La paix civile mais aussi la liberté de conscience et donc la possibilité du travail scientifique et intellectuel sont à ce prix : pour qu’apparaisse « non la vérité quotidienne enchaînée à la tradition mais une vérité qui vaut identiquement pour tous ceux que n’aveugle plus la tradition * », il faut couper les individus de leur appartenance, tarir la source des dogmes et des préjugés, oublier les mythes et les fables. On peut regretter que dans cet arasement, les élans les plus sauvages, les cultures les plus raffinées ne soient détruites au prix d’une uniformité qui ferait de l’homme une espèce appauvrie, semblable sous toutes les latitudes. Mais la tolérance se soucie moins de dignité que de sécurité ; elle réalise l’unité par le bas, par le plus petit dénominateur commun, et privilégie toujours la concorde sur les convictions, fussent-elles sublimes. Notre survie est à ce prix : il faut absolument contenir la ferveur pour la canaliser en mouvements moins impétueux.

 

* Edmund Husserl, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, Aubier, 1977, traduction de Paul Ricœur, p. 49.

 

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Il existe assez de racismes véritables pour que l’on n’en invente pas d’imaginaires.

Depuis trente-cinq ans, le terme d’« islamophobie » anéantit toute parole critique envers l’islam. Il a pour double finalité de bâillonner les Occidentaux et de disqualifier les musulmans réformateurs.

Une grande religion comme l’islam n’est pas réductible à un peuple puisqu’elle a une vocation universelle. Lui épargner l’épreuve de l’examen, entrepris depuis des siècles avec le christianisme et le judaïsme, c’est l’enfermer dans ses difficultés actuelles. Et condamner à jamais ses fidèles au rôle de victimes, exonérées de toute responsabilité dans les violences qu’elles commettent.

Démonter cette imposture, réévaluer ce qu’on appelle le « retour du religieux » et qui est plutôt le retour du fanatisme, célébrer l’extraordinaire liberté que la France donne à ses citoyens, le droit de croire ou de ne pas croire en Dieu : tels sont les objectifs de cet essai.

 

Pascal Bruckner est l’auteur, notamment, de La tentation de l’innocence (prix Médicis de l’essai, 1995), Les voleurs de beauté (prix Renaudot, 1997), Misère de la prospérité (Prix du meilleur livre d’économie et prix Aujourd’hui, 2002), Le fanatisme de l’Apocalypse (prix Risques, 2011), Un bon fils. Son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire : La querelle de l’islamophobie, Grasset, février 2017, 272 pages, 19 €

 

Aucun commentaire pour ce contenu.