Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Anne Wiazemsky. Extrait de : Un saint homme


EXTRAIT >

 

— Allô ? Allô ? Anne ? C’est vous ? Oui, je reconnais votre voix... Elle n’est plus la même, plus grave, moins enfantine... Mais tout ce temps qui a passé... Bien sûr, elle a changé... Je vous ai déjà appelée il y a une demi-heure, il y avait une machine, un répondeur, un truc, mais je suis sûr que c’était vous. Bon, je n’ai pas laissé de message, moi, ces trucs, je ne suis pas encore au point... Juste avant, votre intervention à la radio, entendue par hasard, m’a laissé tellement stupéfait que j’en ai perdu tous mes moyens ! Je conduisais la voiture pour rentrer à la cure, j’ai stoppé net et me suis arrêté dans le premier café. Un annuaire et vlan, je vous appelle ! Et puis votre voix. J’ai repris la voiture et j’étais si ému que j’ai failli emboutir un arbre ! Le temps de regagner la cure et autre tentative pour vous joindre. Vous entendre, à la radio, tant d’années après, vous ne pouvez pas imaginer le choc ! Et, là, juste dans la façon dont vous avez dit « Allô », je vous ai reconnue ! Car c’est vous, ma petite Anne ? C’est vous, mon enfant de Dieu ? Mais je parle, je parle, je suis resté le bavard que vous avez connu et peut-être vous ne m’identifiez plus... Tant d’années, tant d’années...

— Père Deau !

Oh si, et tout de suite, je reconnais cette voix ! Elle n’a pas changé, de même que ce débit précipité, ces paroles sans retenue, son « bavardage », comme il dit. Cher, si cher père Deau, à qui je dois tant, je viens de le retrouver grâce à mon premier livre, Des filles bien élevées, et à une de mes premières émissions sur France Inter. Nous sommes le 2 février1988, j’essaie de compter les années : vingt ans ? Vingt-cinq ans sans se voir, sans se parler, en ignorant ce que nous devenions l’un et l’autre ?

— Oui, c’est le père Deau !

Il rit de ce rire joyeux, presque enfantin, comme s’il venait de me faire une bonne blague. Moi, j’ai du mal à lui parler tant mon émotion est grande. J’écoute à peine ce qu’il me dit à propos de ce qu’il a entendu sur mon livre, il m’étourdit.

— Vous m’appelez d’où ? Où êtes-vous ?

— Mais à Bordeaux !

Je suis si stupéfaite que je ne peux que répéter bêtement :

— ÀBordeaux !

Il en rit de plaisir.

— Vous venez de retrouver votre voix de petite fille, pardon, d’adolescente serait plus juste. Oui, cela fait plusieurs années que je suis à Bordeaux, dans sa banlieue, à Talence pour être précis.

À Talence où se sont mariés mes grands-parents, Jeanne et François Mauriac, le 3 juin 1913. Je suis de plus en plus abasourdie. Lui continue.

— Après toutes ces années d’Afrique, c’est là que l’Église m’a missionné. Ce fut très douloureux de quitter l’Afrique, presque autant que de quitter le Venezuela, exactement comme ce le fut pour vous. Vous vous souvenez ? Maintenant, je suis heureux à Bordeaux, très heureux. La ville natale de François Mauriac, votre pays en quelque sorte ! Je me suis même rendu à plusieurs reprises dans sa propriété de Malagar. Et vous savez quoi ? Je pensais bien plus à vous qu’à lui ! Malagar, votre amour pour ce domaine revenait souvent dans vos rédactions... Presque autant que votre amour pour les chevaux et vos cavalcades folles dans la pampa... Mais sur ce point, je m’interrogeais : étiez-vous vraiment à douze ans comme à treize cette aventurière ? Alors, c’était vrai ? C’était inventé ? Vous voyez, les années sont passées, je ne suis plus votre professeur de français, je peux sortir de ma réserve. C’était vrai, la pampa ? Mais je bavarde trop et je vais être en retard au match de foot que vont disputer les garçons de ma paroisse et ceux d’à côté. Je n’ai pas changé, je suis toujours fou de foot et toujours un fameux avant-centre, vous pouvez me croire !

Je l’interromps, bouleversée.

— Je m’en veux tant de vous avoir abandonné, cela me poursuit depuis des années !

Un court silence entre nous qu’il brise le premier. Son ton est tout autre.

— Je ne me suis jamais permis de porter un tel jugement. Vous avez tellement souffert de quitter Caracas pour Paris... Ce fut un tel arrachement... Vous étiez un bloc de révolte, les lettres que vous m’écriviez et auxquelles je m’efforçais de répondre me faisaient peur. Et la mort de votre père, ensuite, ce cancer qui l’a foudroyé alors que vous aviez à peine quinze ans et qui vous a fait décider, je vous cite, que « Dieu n’existait pas », ou plus exactement que « s’il existait un Dieu aussi cruel, c’était vous qui ne vouliez pas de lui ». Alors que pouvais-je faire, moi, fraîchement débarqué d’Amérique du Sud et si perdu, si perdu... Vous étiez venue me voir, une fois, dans ma nouvelle paroisse, en banlieue nord, fermée, hostile. Puis, plus rien. Je vous ai un peu écrit, j’ai appelé chez vous, en vain. Votre mère, gentiment, tentait de me rassurer : « C’est la crise de l’adolescence, ça lui passera. » Alors, oui, j’ai attendu un signe de vous qui n’est pas venu. Je vous ai revue une dernière fois, avant mon départ pour l’Afrique, quand je suis venu faire mes adieux à vous et à votre famille. Vous veniez d’avoir dix-neuf ans, vous aviez tourné dans un film et à demi raté votre bac de philo. Mais vous étiez resplendissante, comme propulsée vers une mystérieuse nouvelle vie dont j’ignorais tout. Vous m’avez même annoncé un événement qui m’a fait très peur, qui a embarrassé votre mère et provoqué l’hilarité de votre frère. Je suis certain qu’il en a fait un dessin, ce chenapan... Mais saperlipopette, on m’attend au foot et tout ça est loin derrière nous. Nous sommes à nouveau réunis, ne laissons pas le passé nous assombrir. Dès ce soir, je vous écris pour vous raconter ce que j’appelle un peu pompeusement « mes aventures ». Et puis après toutes ces mers et tous ces océans qui nous ont séparés, qu’est-ce que c’est Paris-Bordeaux ?

Il m’assure encore et encore de son affection et raccroche. Je l’imagine courant, en soutane, rejoindre ceux qu’il appelle « ses garçons ». À Caracas, elle était blanche, en France elle doit être noire. L’émotion m’étreint, un mélange de joie et de gratitude. Il a conservé en lui cette fraîcheur qui faisait dire à ma mère : « C’est un enfant. » Elle l’aimait tendrement, éprouvait pour lui beaucoup d’estime. Je me sens soudain presque réconciliée avec l’adolescente si dure, si injuste que j’avais été. Car oui, je l’avais bel et bien abandonné, froidement, sans regrets, sans remords, animée par une sorte de désir de rompre avec tout ce qui avait fait mon bonheur avant. Je n’ai gardé aucun souvenir de l’avoir revu à dix-neuf ans, mon frère, oui, peut-être, je vérifierai auprès de lui. Mais au fil des années, j’avais su mesurer tout ce qu’il m’avait donné et tout ce que j’avais perdu en le perdant, lui. J’imaginais parfois ce qu’il aurait pensé de mes différentes vies, comment il m’aurait jugée. Pour conclure que nous étions trop dissemblables, que la rupture serait advenue plus tard, mais qu’elle serait advenue. D’ailleurs où était-il ? Comment renouer avec lui ? Vivait-il seulement ? Tout à l’heure, il a parlé d’Afrique, il me semble.

Son coup de téléphone vient de tout balayer.

Aujourd’hui, malgré cinq déménagements, j’ai conservé dans mon actuel petit appartement de la rue Vavin une vieille sacoche en plastique Air France que m’avait offerte mon père après l’un de ses voyages. Elle contient mes souvenirs de Caracas et du Colegio Francia où mon frère et moi avions été si heureux : quelques photos en noir et blanc, des lettres de mes amies, celles du père Deau, cinq exemplaires du journal que nous avions créé lui et moi, L’Écureuil. Il faisait quatre pages et sortait tous les quinze jours. J’y écrivais un feuilleton de chevalerie, Le Faucon noir, dont il attendait la suite avec impatience. Nous y ajoutions des potins concernant la vie au collège et plus particulièrement notre classe de cinquième, des rébus et des devinettes. J’étais la rédactrice en chef et seule journaliste. Lui se chargeait de le taper durant le week-end sur l’antique machine à écrire du collège. Mes camarades et les autres professeurs le lisaient-ils ? Pas sûr. Mais nous y mettions une telle passion ! Je ne l’avais pas attendu pour écrire des romans, tous plus ou moins plagiés sur Le Club des Cinq, j’adorais ça. Mais ce goût très vif pour l’écriture fut considérablement renforcé par l’intérêt qu’il me portait et c’est peu dire qu’il m’y avait encouragée.

J’ouvre la sacoche Air France à la recherche de ses lettres. Elles sont toujours très longues, denses, sur du papier bible car elles voyageaient en avion. L’écriture est régulière, petite, serrée. Au dos de l’enveloppe, son adresse : Marcel Deau, Colegio Francia. Av. D. Campo Claro, Caracas.

Je survole les passages me concernant, ceux où il essayait de me raisonner, de calmer ma colère envers la vie familiale que je menais désormais à Paris chez mes grands-parents quand ma mère avait décidé sans nous avertir de quitter Caracas, en 1962, je crois. Ceux encore où il s’opposait à mes nouvelles lectures, des lectures d’adulte qu’il jugeait dangereuses. Nous en étions restés à Gilbert Cesbron et je lui parlais de Raymond Radiguet, de Colette et de Stendhal. J’avais quatorze ans, il en avait à peu près vingt-cinq : les autorités religieuses avaient coutume d’envoyer certains jeunes prêtres se former à l’autre bout du monde... Ma mère avait raison : « c’était un enfant », et j’avais commencé à le considérer comme tel, sans indulgence et même avec un peu de mépris : je me jugeais maintenant plus mûre que lui.

Les passages où il me parle de sa détresse à l’idée de quitter définitivement Caracas pour un ailleurs dont il ignorait tout retiennent davantage mon attention. J’étais « sa seule raison » de rentrer. Pour la première fois, il espérait avec ingéniosité que je lui viendrais en aide, il avait confiance. Dans une de ses dernières lettres datée d’avril 1963, ces mots : « Priez pour moi, petite Anne. »

Je m’attarde encore sur quelques photos où il figure au milieu de ses élèves. Malgré sa jeunesse, il avait déjà les cheveux blancs. Sa petite taille et son visage émacié le feraient presque ressembler à un adolescent. Beaucoup de ses élèves avaient doublé, voire triplé leurs classes. Certains commençaient à avoir de la moustache et quelques filles affichaient une coquetterie prématurée qu’il réprouvait. Cette mixité qui l’avait d’abord effarouché et qui n’existait pas encore en France, il s’y était fait comme il s’était accommodé du peu d’intérêt que manifestait la majorité de ses élèves pour les études. Mais il espérait sincèrement les changer.

 

© Gallimard 2017

© Photo : Sacha

 

 

Quatrième de couverture > – Allo ? Allo ? Anne ? C’est vous ? Oui, je reconnais votre voix… Elle n’est plus la même, plus grave, moins enfantine… Mais tout ce temps qui a passé… Je vous ai déjà appelée il y a une demi-heure, il y avait une machine, un répondeur, un truc, je n’ai pas laissé de message. Juste avant, j’avais entendu par hasard votre intervention à la radio. J’étais si stupéfait ! Je conduisais, j’ai stoppé net et me suis arrêté dans le premier café. Un annuaire et vlan je vous appelle. J’ai repris la voiture et j’étais si ému que j’ai failli emboutir un arbre ! Vous entendre, à la radio tant d’années après, vous ne pouvez imaginer le choc ! Et là, juste dans la façon dont vous avez dit « Allo », je vous ai reconnue !

– Père Deau !

 

Comédienne et romancière, Anne Wiazemsky a tourné avec Bresson, Pasolini, Jean-Luc Godard, Marco Ferreri, Philippe Garrel… Elle est notamment l’auteur de Canines, prix Goncourt des lycéens (1993), Hymnes à l’amour, prix RTL-Lire (1996) Une poignée de gens, Grand prix de l’Académie française (1998). Elle a récemment publié aux Éditions Gallimard Jeune fille (2007), Mon enfant de Berlin (2009), Une année studieuse (2012), Un an après (2015). Son œuvre, publiée dans la collection blanche, est également disponible en Folio.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Anne Wiazemsky, Un saint homme, Gallimard, février 2017, 128 pages, 14,50 €

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