Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Matthieu Galey. Extrait de : Journal intégral 1951-1986


EXTRAIT >

 

Le dimanche de la Pentecôte/Nice, 1978

Après six heures d’attente à Orly, j’arrive ici à minuit. Toute la journée d’hier consacrée au Festival du livre. Prétexte du voyage : un débat débile organisé par L’Express avec ses critiques. Olivier Todd le dirige, qui dit superbement : « Nous autres, au journal, avons pour habitude de... » Il y a six mois, il était encore à L’Observateur. Tout cela très terne. Rien de plus ridicule que de s’offrir au jeu de massacre quand personne ne lance de projectiles.

Avant, déjeuner Berger, Fasquelle, les Bodard, les Sauvage au Vieux-Port. Grandes démonstrations d’amitié, tapes dans le dos, exclamations pour les Sauvage, gentil couple de vieillards qui ont l’air d’aimer sincèrement ce grand fils affectionné doublé d’un père Noël qu’est Yves pour eux. Motif de cette faveur : « le cher Marcel » est membre de l’Interallié – ou du Renaudot. La nouvelle femme de B., grande, belle, sans distinction excessive, et soumise à « son homme » comme on ne l’imaginerait guère en ces temps féministes. Yves ayant oublié ses costumes, il l’a obligée à remonter à Paris en avion les chercher, le soir même, à minuit. Elle est revenue le lendemain matin. Quant à lui, il était descendu de Paris en voiture, à cause de son chat, qu’on ne pouvait laisser seul trois jours dans l’appartement. Coût de ces opérations ? Mieux vaut n’y pas penser. Ce sont aussi les chats qui obligent Rinaldi à remonter dès hier soir à Paris, Hector étant lui aussi à Nice. Chères, très chères petites bêtes. Il est vrai que Rinaldi déteste cette ville où il a été petit journaliste corse à Nice-Matin. Aucun attendrissement sur le passé : la simple haine de ses débuts modestes. Rinaldi ne pardonnera jamais à la société, ni aux écrivains dits bourgeois – pour qui, pourtant, son cœur balance, mais en secret – de n’être pas né à Passy dans une « bonne famille », fut-elle un peu juive comme les Proust ou un peu antisémite comme les Morand...

J’ai retrouvé ici l’éternelle Claire, qui s’attache à mes pas avec une résolution inébranlable. Ce matin encore, longue « téléfonata » pour me convaincre de rester à Nice avec elle : « Tu dormirais dans ma chambre, je te verrais le matin décoiffé, il fait beau, ce serait une journée merveilleuse, importante pour toi. Je ne te demanderais rien... » Sa technique est amusante : elle essaie de me prendre par la vanité virile ! Quand les Grasset m’ont raccompagné à l’hôtel, ils se sont tous foutus de moi, en disant qu’il n’y avait rien à faire, que je m’attaquais à une irréductible, etc. On ne sait jamais, cela pourrait marcher. À moins que SON honneur ne soit en jeu, chère enfant.

Tout de même, si j’avais eu ma femme comme chacun, que ma carrière eût été facilitée ! Quand je pense que certains croient à l’existence d’une maffia homosexuelle !... Les hétéros ne s’en tiennent pas moins les coudes. Couple à couple, cela fait huit bras.

 

15 mai/Le Beaucet

Mme Sabatier, rencontrée au village ; je l’invite à monter prendre le café. Curieux mélange de mondanité artificielle et de bizarrerie. Ainsi, à l’exception de Tournier, a-t-elle rayé tous les Goncourt de ses relations. Tournant résolument le dos à la littérature, elle parle de ses plantes comme une femme infidèle vante son amant.

Mai 68, né d’un coup de gueule à Nanterre, mort d’un discours de quatre minutes à la radio. On avait pris la parole pour la Bastille.

 

17 mai

À la sortie du Scapin de Francis Perrin, ce Paganini du bafouillage, je me trouve avec trois jeunes « vedettes » : Jobert, à qui je fais peur depuis le début, beau comme jamais, bête comme toujours ; Quester, si gêné par son superbe physique tourmenté qu’il vous rend aussitôt mal à l’aise ; et Fontana, le plus simple, le plus équilibré. Il va jouer Tartuffe, sous Vitez, à vingt-cinq ans ! dans la tétralogie qu’il prépare pour Avignon. À l’origine, Vitez voulait jouer lui-même Arnolphe et Tartuffe. Dans ce dernier rôle, avec son côté séminariste frustré, il n’aurait même pas eu de composition à faire. L’ennui, c’est que Vitez, admirable metteur en scène, et professeur, est un comédien exécrable, odéonesque. Ses élèves ont eu toutes les peines du monde à nous préserver de cette catastrophe...

Alors que nous causons, rue Caumartin, non loin de la sortie des artistes, passe Monique Mélinand, qui me dit, l’air désolé : « C’est dur de revenir ici. J’en suis toute chavirée... » Moi je pense à Jouvet, mort dans ses bras ou presque, et je ne sais quoi répondre. Mais elle enchaîne : « C’est vrai, pour moi, Equus, c’est encore tout frais. »

Au village, l’autre soir, longue conversation avec le très décontracté voisin Édouard, qui travaille la terre le matin et se la coule plus douce ensuite. Il n’a pas toujours été paysan – d’occasion. Avant, ailleurs, il a connu une période de débordement, surtout alcoolique. Il avait vingt ans et buvait ses trois bouteilles de whisky dans la boîte de l’endroit, à crédit. Quand son ardoise atteignit le million, il a quitté le pays...

« Tu y es retourné ?

— Une fois.

— Et tu longeais les murs pour ne pas être reconnu par les propriétaires de l’endroit ?

— Oh ! non. Ils avaient fait faillite depuis longtemps ! »

Au Beaucet, le maire dirige une petite manufacture de joints. Cela consiste, je crois, à découper du tuyau de caoutchouc en rondelles, tout simplement. Pas mal de jeunes hippies du coin, plus ou moins drogués, y travaillent. Récemment arrêtés pour une histoire de haschisch, ils passent devant un tribunal :

« Vous travaillez ?

— Oui.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je fais des joints »...

 

Mai

Entendu, dans le hall de la cité universitaire... « J’ai passé avec elle la plus belle nuit d’amour de ma vie... Tu comprends, elle m’a donné son sexe avec une certaine dimension »...

Mamé, parlant de bon-papa peu doué pour le commerce : « Il s’est toujours fait rouler comme un vieux chapeau. »

Déjeuner avec Almira. Je croyais trouver un petit brun, c’est une grande chose plutôt blonde, avec de beaux yeux bleus, légèrement globuleux, comme ceux de Louis XV. J’attendais aussi un logement modeste : il vit dans un très bel appartement qu’il partage, il est vrai, avec sa sœur, avec laquelle il vit en complicité, sinon en concubinage depuis neuf ans. De ses frères, de sa sœur, il dit curieusement : « Ce sont mes meilleurs amis. » Pas encore tout à fait sorti de l’œuf, ses livres sont des quêtes d’identité, des fuites à sa propre recherche, avec l’intention de ne pas se trouver. Cultivant le style « artiste », il a pour les frères Goncourt une admiration très insolite. Il parle de la Faustin comme d’autres de la Chartreuse ou de Lucien Leuwen. Se croit, se veut révolutionnaire, mais sans le peuple. En chambre. Et sans honte d’avoir toujours eu « l’eau chaude et de quoi manger ». Accent un peu lent, traînant (reste d’alsacien ?) auquel les inflexions de sa nature un peu féminine donnent une certaine afféterie, alors qu’il est le plus spontané du monde.

Ouvert, offert, et bien entendu cadenassé par ses humeurs qui changent, ses angoisses jugulées à coups de livres et de pilules. Il a vingt-huit ans. Son sourire est tout jeune, frais, charmeur. Son regard, lui, ne vit jamais.

Intelligent, cultivé, cela repose. Aussitôt la franc-maçonnerie des références nous crée une (artificielle) intimité, mais bien commode. Enregistre en partie notre conversation. Ses réponses sont posées, justes, claires. Mes interventions sont balbutiées, précieuses, insupportables.

Sur la porte, à Frochot, près de la serrure, il y a encore la cire des scellés, apposés après l’assassinat de la précédente propriétaire. Chaque fois que j’y vais, je reviens avec les doigts tachés de rouge vermeil, la nuance précise du sang frais.

Barokas, devant Les Grandes Baigneuses de Cézanne, entend une dame : « Tiens, à propos, tu sais que Marie-José fait du nudisme. » Cet « à propos » explique tous les paradoxes de l’art.

 

 

© Robert Laffont/Bouquins 2017

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Son Journal, révélé après sa mort, reste l’œuvre majeure de Matthieu Galey. Chroniqueur littéraire à ses débuts, il a aussi mené une carrière de critique dramatique aux Nouvelles Littéraires, au journal Combat, puis à L´Express. Passionné de théâtre, il adapte à partir de 1965 pour la scène française plusieurs pièces anglaises et américaines, dont celles d’Edward Albee et Tennessee Williams. Après avoir fait partie de l’équipe de Maurice Druon pour la rédaction des Rois maudits, il publie en 1980 un livre d’entretiens, Les Yeux ouverts, avec Marguerite Yourcenar. Parallèlement, il participe au comité de lecture des Éditions Grasset dès 1962. Aux approches de la cinquantaine, il se découvre atteint d’une maladie alors incurable, la sclérose latérale amyotrophique qui l’emporte à l’âge de 52 ans faisant de lui le témoin et chroniqueur de sa propre disparition, « condamné à mort un 29 février 1984 », comme il l’écrit lui-même à l’annonce du diagnostic.

Observateur passionné, lucide et désenchanté, de la comédie sociale et littéraire parisienne qu’il fréquente beaucoup, par curiosité et par nécessité professionnelle, Matthieu Galey tenait ce journal dans lequel il est aussi beaucoup question de ses amours ou liaisons homosexuelles innombrables. Chaque soir, il relatait ses échanges et ses rencontres avec les personnalités du Tout-Paris, grandes actrices comme Madeleine Renaud, écrivains célèbres, (Jacques Chardonne, Louis Aragon, Marcel Jouhandeau, Paul Morand, Jean Cocteau ou François Mauriac pour ne citer qu’eux), valeurs montantes de la vie littéraire et artistique (Jean d’Ormesson, Dominique Fernandez et Angelo Rinaldi, Pierre Bergé, Jack Lang ou François-Marie Banier).

Le regard acéré et la plume incisive, Matthieu Galey se fait le démystificateur implacable de la faune littéraire parisienne, de ses jeux, de ses rites, de ses mœurs, et chaque dîner ou cocktail qu’il relate devient une scène de genre. Il pratique la satire et le mauvais esprit avec une virtuosité et un brio redoutables. Son acuité, son ironie et sa férocité l’imposent aujourd’hui comme un maître dans l’art du portrait, disciple en cela de François Mauriac dont il écrit : « J’aime cette morsure de chaque phrase. Quel appétit pour déchirer ! »

Cette première édition intégrale (le journal paru chez Grasset en 1987 et 1989 était amputé de certains passages jugés dérangeants à l’époque) est complétée par un ensemble de lettres de Matthieu Galey à Herbert Lugert, un de ses principaux amants. Cette correspondance amoureuse permet de mieux comprendre la personnalité de Matthieu Galey et sa tragique destinée. Son Journal s’impose, quarante ans après sa disparition, comme une œuvre majeure.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Matthieu Galey, Journal intégral 1951-1986, Éditions Bouquins, février 2017, 1248 pages, 30 €

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