Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Frédérick Tristan. Extrait de la préface de : Le passé recomposé

EXTRAIT >

Préface de Jean-Luc Moreau

Frédérick Tristan nous a habitués à n’attendre de lui que des livres singuliers, et même si singuliers que l’étonnement espéré brise chaque fois la paradoxale accoutumance, comme si l’œuvre commençait avec tout nouvel ouvrage, comme si tout nouvel ouvrage, par un impossible effet de renversement, ne venait pas s’ajouter aux précédents, mais la dernière page tournée, les ralliait à lui, les regroupait autour de lui, aimantés, reconnaissant en ce merle blanc l’un des leurs, voire le tout neuf emblème de leur si dense et si diversifiée fratrie.

Il en est naturellement de même, et pour ainsi dire plus encore, avec ce livre-ci, car on n’a jamais lu ouvrage de cette sorte, non que le thème de l’écrivain revenant sur sa vie, son œuvre, leur lien tout autre que la si peu subtile et très trompeuse relation de cause à effet soit inconnu, mais que l’intention comme la manière ne sauraient rien rappeler.

Et pourtant non, il en est différemment cette fois-ci, car les créations antérieures, poèmes, nouvelles, romans, essais, sont d’ores et déjà par lui évoquées, convoquées, pour être saisies dans leur genèse même, alors que de son côté l’auteur, héros d’il ne sait trop quel conte, s’y présente au soir de sa vie tout éberlué, sinon sidéré, de leur avoir donné naissance. Dans ces multiples personnages, aventures, destinées, l’octogénaire doute d’avoir à reconnaître quelque part de lui-même, comme s’il avait été l’involontaire bénéficiaire, ou la plus ou moins innocente victime (qui sait ?), d’un charme sans origine assignable. Mais quelle incitation à dévisager son passé pour approcher de ce mystère !

« L’octogénaire », ou bien encore « l’écrivain », c’est ainsi que Frédérick Tristan ne cesse de se désigner ici. Quand on n’y voit pas l’effet d’une vanité exacerbée, parler de soi-même à la troisième personne est pris pour un signe de folie ou de sénilité. Mais il s’agit là d’un choix, bien sûr, tout au contraire gage d’humilité, de sagesse et de sagacité,

On peut y voir une stratégie de l’auteur lui permettant de rendre au plus près compte de l’intériorité de cet écrivain octogénaire qui lui est si proche, de lever ou de déchirer comme jamais auparavant certains voiles, de pousser les investigations au plus profond, toute complaisance exhibitionniste interdite par cet écart non dépourvu d’humour et voulu par la simple pudeur. 0r si ce n’est pas se tromper vraiment, c’est malgré tout manquer la vraie légitimité d’un tel choix, qui l’emporte sur celle du procédé littéraire. C’est que maints passages du livre sont bel et bien habités, hantés, par une troisième personne, et peut-être pas par la même. Elle est en tout cas toujours plus ou moins cachée, uniquement perceptible par les effets de son rôle souterrain, comme un fantôme ayant fonction d’agent secret. Cet emploi de la troisième personne du singulier vient renforcer en harmonique cette impression, d’abord diffuse, puis de plus en plus forte au cours de la lecture.

L’octogénaire et l’écrivain sont-ils interchangeables, par exemple ? On peut en douter, si l’on identifie l’écrivain à l’auteur, dont le nom est un pseudonyme, comme on sait. L’octogénaire est davantage celui dont le patronyme figure à l’état civil. Mais s’il est l’un ou l’autre, il est également l’un et l’autre, celui qui les connaît et les éprouve tous deux, dans leur relation même. Or il y a plus, et d’un tout autre ordre, « le double je du pseudonyme ajoute un tiers regardant et préservé ». Celui-ci n’est-il vraiment qu’« un voyeur au bois de Boulogne savourant les ébats des deux autres » ? Peut-être, mais à condition de bien comprendre ce que savourer ici veut dire au-delà de la connotation trop délibérément péjorative, à savoir transmuer. « Étranger suspect, il s’immisce non par effraction mais par réfraction de son propre regard, changeant en art la gesticulation de l’autrui. »

Serait-il si indu de nous rappeler cette « saveur », dont René Daumal nous a appris qu’elle avait été pour les Hindous l’effet distinctif de l’art véritable, un nouvel état de conscience correspondant à un changement d’être ? Comment l’art a-t-il bien pu naître des « circonstances éculées » ayant conduit aux « gesticulations » de cet autrui dont l’écrivain est le pseudonyme, se demande le narrateur en se livrant à son auscultation ou à celle de sa vie ? Comment et d’où cet artiste a-t-il surgi ? Cet artiste ? Mais oui, l’époque a beau l’avoir fâcheusement oublié, la littérature est tout de même bien un art, ou devrait l’être.

« On parle trop de l’homme par rapport à son œuvre parce que la création échappe nécessairement à ce qui constitue cet homme. C’est un autre ordre de choses qu’aucun événement ne peut expliquer, même si certains événements repérables ont participé à son élaboration. »

C’est ainsi qu’en 1989 Frédérick Tristan répondait à celui qui lui demandait, non sans provocation amusée, s’il avait fini par se « débarrasser » de celui dont il était le pseudonyme (1). À cette réponse s’en ajoutait une autre, factuelle : cette participation même à une série d’entretiens qui serait publiée en un livre, puis reprise et poursuivie dix ans plus tard dans un second. S’il n’y est pas trop parlé « de cet homme » qu’est aussi celui qui écrit, il n’en est pas absent, de même que dans la suite d’évocations thématiques, Réfugié de nulle part (2), parue en 2010. Il s’agissait déjà, après le coup de projecteur à la fois déformant et pétrificateur du prix Goncourt, sinon de le dissocier, du moins de le démarquer de l’écrivain, en mettant l’accent sur le processus de création, pour que puisse apparaître, sans vouloir l’imposer, la figure de l’artiste.

Répondre à des questions, livrer des souvenirs significatifs à titre de repères, c’est à la première personne. Or comme prend grand soin d’en avertir l’exergue de Réfugié de nulle part, signée des initiales F.T. : « Là où le Je s’exprime, le moi se tait. » C’est à la première personne, et au passé composé, ce temps de l’accompli constaté, propre à la chronologie. Or dans Le retournement du gant, Frédérick Tristan avait mis en garde contre l’ordre chronologique de la présentation de ses livres, certes inévitable, mais fort peu significative, alors que des relations plus fines que la simple consécution établissent entre eux comme des familles, ont valeur de filiations.

Il en va de même des événements d’une vie les plus formateurs, comme éparpillés ou disséminés dans le temps, qu’il faut discerner et relier entre eux pour qu’apparaisse, se fasse peut-être reconnaître, bien qu’inattendue et surprenante, la forme pour ainsi dire obligée d’un destin. C’est une des justifications du titre. On dit de certains qu’ils recomposant leur passé quand ils le changent selon leur intérêt ou leur vanité pour tromper ou se tromper. Si jamais il en était besoin, trois mentions supplémentaires viennent interdire en sous-titre cette acception.

Le « passé recomposé » fait en premier lieu référence à un traumatisme de l’enfance : le tout jeune garçon a perdu la mémoire, pour avoir vu, en plein exode, ce qu’un enfant ne devrait jamais voir. Il a dû recomposer son passé, à partir de ce qu’on lui en a dit, non pour s’en inventer un autre, comme ceux qui se plaisent à s’imaginer d’autres parents, mais parce qu’il lui avait été arraché.

Dam Le Retournement du gant, Frédérick Tristan a dû s’y prendre en deux temps pour en parler, d’ailleurs assez brièvement. Mais il est revenu plusieurs fois par la suite sur cet événement en affrontant non sans émotion ce souvenir déterminant, comme dans Qu’est-ce ?, ces très belles pages qui ouvrent Réfugié de nulle part. C’est pourquoi rappeler la raison de cette amnésie, si fortement mise en avant par le sous-titre, ne déflore en rien ce livre-ci. On remarquera cependant qu’il s’agit d’un exil, comme il l’a lui-même souligné en se désignant comme « réfugié ». Ses lecteurs le savent déjà, et s’en félicitent, c’est par l’écriture, et plus encore par la fiction, qu’il l’a surmonté, en est sorti. Sauf que ce qui vous sauve peut aussi vous trahir, et un prix littéraire prestigieux vous déposséder de vous-même. « Enfant, l’écrivain avait été exilé par le blanc de l’amnésie ; maintenant, il l’était par le trop-plein d’une renommée factice. » Le recours se devait d’être encore une fois la fiction, soutenue par la conviction renouvelée, renforcée, que ces exils existentiellement éprouvés étaient un cinglant rappel d’un exil encore plus prégnant puisque « l’homme est en exil dans l’homme (3) ».

Ce travail de recomposition de son passé par l’auteur octogénaire n’est pas sans homologie, voire sans étroite parenté, avec son travail d’artiste, si dans « la démarche fondamentale de tout artiste », comme Chesterfield semble l’apprendre à Pringsham dans L’Œil d’Hermès, « la volonté de réordonner est toujours là, moteur premier de l’exigence créatrice ». Peut-être Frédérick Tristan n’a-t-il jamais mieux défini la conception de l’art régissant son œuvre propre que dans cet Œil d’Hermès, où il est question de l’art de déchiffrer un tableau, serait-il des plus connus, d’en révéler le sens caché, d’y retrouver les marques du but poursuivi de telle ou telle autre manière par le peintre, l’artiste, « la réorganisation du monde par et dans son œuvre ». […]

(1) Frédérick Tristan, Le retournement du gant, I et II, entretiens avec Jean-Luc Moreau, Fayard, paris, 2000, page 33.

(2) Frédérick Tristan, Réfugié de nulle part, Fayard, paris, 2010.

(3) Frédérick Tristan, L’œil d’Hermès, Arthaud, 1994.

© PGDR 2017

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Quatrième de couverture > « [Le romancier] réunit un tribunal et y appela ses personnages comme témoins. Il devinait que ces ombres d’encre et de papier avaient beaucoup à lui révéler. C’étaient eux, après tout, qui s’étaient promenés dans les récits, y avaient discuté, pensé, souvent aimé, et qui surtout avaient obligé l’auteur à les faire naître tel ou tel, à évoluer dans des situations qu’à son insu ils s’étaient choisies. Le premier qui se présenta fut le Singe, bondissant, faisant mille grimaces et tirant les cheveux du président de séance, qui eut beau frapper la chaire de son maillet. L’animal était irréductible. Enfin, lorsqu’il le voulut bien, il arrêta sa sarabande, s’assit de guingois au sommet de la bibliothèque. Un long et noir personnage qui se tenait dans un coin prit la parole : Si l’écriture n’est qu’une suite de signes conventionnels, c’est-à-dire un corps, celui qui en épouse l’expression y ajoute un esprit, parfois une âme. Notre auteur ne manque ni d’imagination, ni de sentiment. Néanmoins, il ne nous a contraint en aucune façon. Certainement non ! fit un grand échalas aux lunettes philosophiques. Les premières phrases écrites conduisaient l’auteur, de chapitre en chapitre, à une conclusion dont il n’était plus le maître. D’ailleurs, le nom donné à un personnage lui confère une identité particulière qui se révèle peu à peu. Ciel ! lança un Chinois en somptueux habit de mandarin. Ne voilà-t-il pas que j’ai été procréé par l’éjaculation d’un vocabulaire et la matrice d’une histoire ! Rires dans l’assistance. »

Tel est Frédérick Tristan, Prix Goncourt 1983 (Les Égarés), maître hors pair d’une œuvre magique. Loin de goûter à la sérénité bien méritée, une fois sa mission accomplie, le voilà soudain traduit en justice par ses propres personnages. Le romancier sera-t-il déclaré coupable d’avoir éveillé en nous la tentation d’une vie et d’un univers qui nous seraient autrement à jamais demeuré inaccessibles ? Tour à tour poète, jongleur puis alchimiste, Frédérick Tristan nous entraîne dans la spirale d’un récit autobiographique placé sous la tension de l’éternelle réinvention. Chez lui, le mystère de la vie se change en merveilleux, l’amnésie en corps de fée.

Pages choisies par Annick Geille

Frédérick Tristan, Le passé recomposé, Pierre-Guillaume De Roux, février 2017, 208 pages, 23 €

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