Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Stéphanie des Horts. Extrait de : Pamela

 

EXTRAIT >

Décembre 1940, Londres, Downing Street

Le Lion, c'est ainsi que l'Angleterre le surnomme. Pour Pamela, il est «dear papa ». Entre nous, il préfère. Winston Churchill est à nouveau Premier ministre depuis le 8 mai dernier. «Pour l'amour de Dieu, foncez! » s'écrie à la Chambre des communes le député conservateur Leo Amery. À soixante-six ans, Churchill est l'homme de la situation. Au bon moment, au bon endroit. Sa détermination face à l'Allemagne est intacte et il se charge de rassurer Franklin Delano Roosevelt. Les deux hommes échangent un nombre incalculable de lettres. Mais cela ne suffit pas, il manque un contact direct, contact que Pamela va bientôt établir.

Oui la guerre est là, drôle de guerre. Les seules attaques notables ont lieu en mer. Mais la situation se dégrade rapidement. Les Allemands envahissent la Hollande, la Belgique et bientôt la France. Même si l'on n'a jamais été très proche, on se sent un rien concerné. Duff Cooper, Anthony Eden, Archibald Sinclair, Ernest Bevin occupent les postes clés du gouvernement. Le 13 mai, Winston Churchill se présente devant la Chambre des communes et garantit que l'Angleterre est le dernier rempart contre la menace nazie. «Je n'ai à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur. Vous me demandez quelle est notre politique? Je vous dirai: c'est faire la guerre sur mer, sur terre et dans les airs, de toute notre puissance et de toutes les forces que Dieu pourra nous donner. » Mais Dieu aujourd'hui, c'est Churchill, tout le monde en a conscience, surtout les agnostiques. Et Pamela est si fière d'être la belle-fille de Dieu. Presque sa fille. En revanche, Randolph n'a rien de Jésus-Christ, l'excellence ne fait pas dans l'atavisme.

En juillet 1940, alors qu'une grande partie de l'Europe est sous occupation allemande, Hitler propose aux Britanniques une paix de compromis et de nouvelles négociations. Churchill refuse. Furieux, Hitler décide d'envahir le Royaume-Uni, mais il lui faut la suprématie du ciel et donc anéantir la Royal Air Force. Les Britanniques, sous le commandement du maréchal de l'Air, sir Hugh Dowding, engagent 850 chasseurs Spitfire et Hurricane, et près de 3 000 pilotes. Hermann Gôring, chef de la Luftwaffe, dispose de 1 000 chasseurs, de 1 800 bombardiers et de 10 000 hommes d'équipage. Ils sont l'élite. Le premier combat entièrement livré dans les airs est prêt à commencer. C'est la bataille d'Angleterre. Et les bombardements frappent Londres sans discontinuer.

Coincée dans le Yorkshire avec le quatrième régiment de hussards de la reine, Pamela dépérit. Elle a vite perdu ses dernières et rares illusions. Il neige, la campagne est glaciale, sinistre, Randolph attend son grand départ pour l'Afrique. Mais vivement qu'il parte, songe la jeune femme.

Le soir, au lit, Randolph et son ego surdimensionné font la lecture à Pamela. Il a décidé de lui transmettre la culture qui lui manque, il assène ses propres écrits politiques.

– Est-ce que tu m'écoutes?

– Oui, oui.

– Répète la dernière phrase!

Randolph considère son épouse comme sa chose. Une chose qui doit lui obéir et lui plaire. C'est mal connaître la jeune femme. Elle déteste qu'on lui impose quoi que ce soit, surtout des lectures indigestes. Randolph et Pamela s'ennuient mortellement. Elle est enceinte, elle grossit. Il est alcoolique, il boit. Vive le mariage! Le gouvernement est conscient que Churchill ne survivra pas psychologiquement à la perte de son fils unique. Il sera englouti par sa douleur, incapable de conduire cette guerre. Et puis la résurrection, Dieu s'y est déjà essayé, cela n'a rien donné de bon. Et c'est ainsi que Randolph Churchill est cantonné en province où il pourrit la vie de son épouse. Seuls les militaires du quatrième régiment de hussards de la reine sont ravis, mais gelés, le Yorkshire en hiver n'a rien à envier au Groenland... Pamela s'en mêle, son terme approche, elle prévient son beau-père que le froid et la campagne se révéleront terriblement néfastes pour sa santé et celle du futur bébé, elle doit rentrer à Londres, c'est indiscutable. Malgré le Blitz, Churchill accepte. Pamela et son gros ventre, Randolph et le quatrième régiment de hussards de la reine sont rappelés dans la belle capitale britannique.

Londres est exsangue. Une armada de 320 bombardiers et de 600 chasseurs canarde à tout va, les morts se comptent par centaines et les blessés par milliers. Les maisons sont détruites, les immeubles évacués, des rouleaux de barbelés barrent les rues, des trous d'obus remplis d'eau croupie jonchent les chaussées. Le palais de Buckingham est touché le11 septembre. La presse publie des photos terriblement glamour de George VI et son épouse Elizabeth au milieu des ruines. C'est un grand soulagement pour la famille royale qui se félicite que la terreur soit partagée entre les nantis et les humbles. Tout de même, la grande galerie, tapissée de miroirs dans lesquels se reflétaient les bombardements, cela avait de la gueule! Il n'en reste rien. En bon plouc teuton, Hitler n'a jamais compris l'importance de la monarchie. Le 10 octobre, la cathédrale Saint Paul est frappée par une bombe. L'église devient le symbole de la résistance anglaise. Et Pamela, si proche du Seigneur, sent venir les premières contractions au moment même de l'explosion. Winston fait affréter un tank équipé de gaz hilarant pour la conduire à la clinique, il pense à tout. Le bébé naît quelques heures plus tard au Middlesex Hospital. On cherche son père partout, on finira par le trouver dans une chambre du Savoy, ivre mort entre les jambes de Diana Tauber, la femme du chanteur lyrique Richard Tauber. À la clinique, Pamela, à peine remise de l'anesthésie, s'inquiète.

– Dites-moi, le bébé, qu'est-ce que c'est?

– Vous me l'avez demandé cinq fois déjà, répond l'infirmière. C'est un garçon, cela ne va pas changer maintenant, c'est trop tard.

Pamela est extatique, un garçon! Le Premier ministre est ravi. Naturellement, on prénomme l'enfant Winston. Et par la même occasion, on fait débaptiser le fils du duc de Marlborough, né en juillet dernier. Il ne peut y avoir deux Winston Jr dans la même famille. Pamela oblige son beau-père à téléphoner à son cousin afin qu'il change le nom de l'enfant. Le bambin est rebaptisé Charles. S'ils avaient pu, ils l'auraient même transformé en fille. Jusqu'où va le patriotisme!

Le Blitz s'intensifie. Outré qu'on puisse lui résister, Hitler veut abattre le moral britannique. Il sème la terreur parmi les civils, les quartiers populaires de l'East End sont dévastés et la ville de Coventry est rayée de la carte. Les ports, les industries, tout est détruit. Mais les Anglais n'ont pas l'intention de se laisser faire. Ils se réfugient dans le métro à chaque alerte puis en ressortent comme si de rien n'était. Pamela et le petit Winston s'installent à Downing Street. C'est plus simple pour Churchill, il quitte son bureau aussi souvent qu'il le peut pour embrasser son petit-fils.

Le baptême a lieu le 1er décembre 1940 à Chequers Court, près d'Aylesbury dans le Buckinghamshire, la retraite campagnarde du ministre et de sa famille.

– Les fêtes de Pamela sont toujours réussies, tout le monde est ivre comme d'habitude, s'exclame Billie Cavendish.

– Oh, les avions font des loopings dans le ciel, les pilotes aussi sont ivres, assure Kick Kennedy.

– Non, c'est la guerre, chérie, rétorque Billie.

– Pauvre enfant, naître dans un tel monde, soupire le Premier ministre en tirant sur son Romeo y Julieta.

– Étonnant, il ressemble à son grand-père, c'est vraiment un Churchill, Pamela nous surprendra toujours, assure Cecil Beaton qui fait les photos pour Life.

– Cecil et sa langue de pute, soupire l'écrivain Evelyn Waugh.

– Oh, Evelyn, laisse-moi te raconter le mariage des Windsor, c'était minable, pas d'invités, pas de prêtre, pas d'église, la France quoi.

– Il paraît qu'ils se sont retrouvés par hasard à Berchtesgaden! fait Waugh en éclatant de rire. Wallis s'est perdue en cueillant des edelweiss!

– Et maintenant, est-ce que je peux partir sur le front, merde alors! hurle Randolph en avalant son sixième whisky.

Pamela est-elle encore amoureuse de Randolph?

Pamela a-t-elle été un jour amoureuse de lui? Il peut être charmant quand il est sobre, mais la plupart du temps il est éméché, insupportable et grossier. Et surtout il croule sous les dettes. Les factures s'entassent à Downing Street. Gieves & Hawkes, le fameux tailleur, mais aussi Hilditch & Key pour les chemises, Berry Brothers pour l'alcool, plus la cotisation du White's, le club très privé et prisé de Randolph. Pamela est effondrée.

– Qu'as-tu à dire, Randolph?

– Fiche-moi la paix, dégage!

– Mais ces factures ?

– Personne ne règle ses fournisseurs en temps de guerre. Qu'ils attendent!

– Randolph!

– Va te faire foutre!

Pamela se plaint à Winston, qui paie. Trois mois plus tard, cela recommence. Pamela sort de chez Harrods en larmes, on ne lui a pas fait crédit car Randolph a une ardoise astronomique. Elle se tourne vers Clementine.

– Il y en a encore pour une fortune! s'exclame Pamela.

– Ce n'est pas à Winston de payer pour son fils !

– Il lui pardonne tout.

– C'est inimaginable! On se demande lequel des deux est le plus immature... J'ai toujours estimé que cet enfant ne méritait que des claques. Maudit soit le jour de sa naissance !

– Le petit Winston et moi serons plus en sécurité loin de lui. Il faut l'envoyer au combat très vite.

Pendant que Randolph accumule dettes et whiskys au Savoy en compagnie d'Evelyn Waugh et de Peter Fitzwilliam, Clementine dîne sur un plateau dans sa chambre, le bébé gazouille avec sa nanny et Pamela joue les hôtesses modèles à Downing Street. Car il en passe du beau monde chez le Premier ministre. Des hommes puissants. Ainsi du chef d'état-major Eisenhower qui, pour la première fois de sa vie, se trouvera complètement perturbé. Pamela l'entraîne dans la cuisine afin qu'il l'aide à la préparation d'une omelette. Elle lui donne l'impression d'être Escoffier lui-même. Pamela sait y faire avec les hommes. L'exubérance de sa chevelure rousse, la langueur de sa voix et son sourire malicieux feraient dresser une assemblée de cardinaux. Le chef d'état-major est maladroit, les œufs se brisent entre ses doigts, Pamela se penche contre lui, pose sa main sur son bras et le presse très délicatement. Elle apaise et trouble terriblement ce grand militaire qui a sous son commandement près de 400 000 soldats. Pamela Churchill est bien décidée à prendre l'Histoire en marche, elle ne quitte plus les cercles où s'exercent les arcanes du pouvoir.

© Albin Michel 2017

© Photo : Philippe Matsas, Leemage

 

Quatrième de couverture > Légère, séduisante, insolente, Pamela décide très tôt de capturer l'homme qui la mènera à la gloire. Randolph Churchill, qu'elle épouse à dix-neuf ans, Ali Khan, Agnelli, Sinatra, Harriman, Druon, Rubirosa, Rothschild… aucun ne résiste à son charme. S'ils ont le pouvoir, elle exerce sur eux une attirance fatale. Ils l'ont tous désirée. Elle les a tous aimés. Les conquêtes de Pamela sont des alliances, des trophées qu'elle brandit sans crainte de choquer les cercles mondains. Elles vont lui ouvrir les portes du pouvoir et de la diplomatie, jusqu'alors réservées aux hommes, et lui permettre d'assumer toutes ses libertés. Scandaleuse ? Intrigante ? Courtisane ? La ravissante anglaise à la réputation sulfureuse, morte comme une légende dans la piscine du Ritz à Paris où elle était ambassadrice des États-Unis, a emporté ses secrets. Stéphanie des Horts en recherche les parfums et nous révèle l'existence flamboyante d'une séductrice hors norme qui a marqué l'histoire de son temps. Le roman vrai d'une femme amoureuse de l'amour.

Journaliste et critique littéraire, Stéphanie des Horts est auteur de biographies : La Panthère (JC Lattès), Le secret de Rita, et de romans : La splendeur des Charteris, Le diable de Radcliffe Hall et Le bal du siècle.

Pages choisies par Annick Geille

Stéphanie des Hots, Pamela, Albin Michel, février 2017, 280 pages, 19 €

> Lire la critique Pamela par Eric Neirynck

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