Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Olivier Guez. Extrait de : La disparition de Josef Mengele (Prix Renaudot 2017)

EXTRAIT > Prix Renaudot 2017

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Toujours élégamment vêtu et d’humeur badine, Gregor jouit d’une bonne réputation au sein de la communauté allemande de Buenos Aire. Considéré comme une pointure intellectuelle, il ponctue ses phrases de citations de Fichte et de Goethe. Les femmes louent sa courtoisie presque cérémonieuse et sa culture germanique remarquable. Dans la communauté, il n’y a qu’un homme sur lequel son charme n’opère pas. Sassen le lui a présenté un jour que Gregor déjeunait à l’ABC, dans son box habituel, sous le blason de la Bavière. Lorsqu’il a salué ce type dégarni et mal fagoté, il a su immédiatement qu’ils ne pourraient pas s’entendre. La main de Ricardo Klement était moite, son regard oblique, protégé par d’épaisses lunettes de guingois.

Ce jour-là, Sassen n’a pu s’empêcher de révéler aux deux intéressés leur véritable identité. Adolf Eichmann, je vous présente Josef Mengele ; Josef Mengele, voici Adolf Eichmann. Au second, le nom du premier ne dit rien. Des capitaines, des médecins SS, le grand ordonnateur de l’Holocauste en a croisé des centaines et des milliers. Mengele est un exécuteur des basses œuvres, un moustique aux yeux d’Eichmann qui le lui fait bien sentir, lors de cette première rencontre, prenant soin de lui rappeler son éblouissant parcours au sommet des arcanes du Troisième Reich, le poids écrasant de ses responsabilités, sa puissance : « Tout le monde savait qui j’étais! Les juifs les plus riches me baisaient les pieds pour avoir la vie sauve. »

Avant de gagner l’Argentine, Eichmann s’est lui aussi caché dans une ferme, au nord de l’Allemagne. Il y a travaillé comme forestier et élevé des poulets. Ensuite, à Tucumán, il a dirigé une équipe d’arpenteurs et de géomètres de la Capri, l’entreprise d’État fondée par Perón pour recycler ses nazis et construire, éventuellement, des usines hydroélectriques. En 1953, la Capri a fait faillite ; Eichmann, son épouse et leurs trois garçons se sont installés à Buenos Aires, rue Chacabuco, dans le quartier d’Olivos.

Gregor s’emploie à éviter les Klement mais depuis qu’il a emménagé dans le même quartier début 1954, une belle maison mauresque en rez-de-jardin, 1875 rue Sarmiento, il les rencontre souvent, les gamins notamment, toujours accoutrés en gauchos, comme un jour de carnaval. Eichmann est une bête de foire, conviée aux réunions à bord du Falken et aux parties de campagne chez Menge, la nazi society semble envoûtée par son aura maléfique. Lorsque Sassen lui parle, on dirait qu’il accède à Himmler, à Goering et à Heydrich réunis dont Eichmann se vante d’avoir été l’intime. Partout où il va, dans les cercles nazis, Eichmann s’enivre, joue du violon, fait son cinéma. Il se présente en grand inquisiteur et en tsar des juifs. Il a été l’ami du grand mufti de Jérusalem. Il disposait d’une voiture officielle et d’un chauffeur pour terroriser l’Europe à sa guise. Les ministres lui couraient après et s’écartaient à son passage. Il a goûté aux plus belles femmes de Budapest. À ses admirateurs, en fin de soirée, il lui arrive de dédicacer des photos : « Adolf Eichmann, SS-Obersturmbannführer à la retraite ».

La quête de notoriété d’Eichmann exaspère Gregor, si prudent depuis son arrivée : il n’a révélé sa véritable identité et la nature de ses activités à Auschwitz qu’à ses rares intimes. À tous les autres, il donne une version très évasive de son parcours : médecin militaire, allemand, parti au Nouveau Monde changer de vie. À mesure qu’il le croise, Gregor méprise l’ancien commerçant inculte, le fils de comptable qui n’a pas achevé ses études secondaires et jamais connu l’épreuve du front. Eichmann est un pauvre type, un raté de première, même la laverie qu’il a ouverte à Olivos a déjà fermé, et c’est un homme de ressentiment qui jalouse sa jolie maison, sa vie de célibataire et sa nouvelle voiture, un superbe coupé allemand Borgward Isabella.

Eichmann n’en pense pas moins. Gregor ou Mengele, peu lui importe, est un fils à papa froussard : une sous-merde basanée.

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Gregor retire la photo du cadre et la brûle à une fenêtre, bientôt il ne reste du portrait qu’un petit amas de cendres. Une bourrasque les disperse dans l’air tiède de Buenos Aires. Irene exige le divorce afin d’épouser le marchand de chaussures de Fribourg. Gregor appelle Haase et Rudel, il lui faut un bon défenseur argentin qui entrera en contact avec son avocat à Günzburg. L’argent n’est pas un problème mais il veut multiplier les intermédiaires, les paravents, et il ne fera aucune fleur à son ex-femme. Le divorce est prononcé à Düsseldorf, le 25 mars 1954.

« Une excellente nouvelle, lui écrit sèchement Karl senior, enfin tu nous débarrasses de cette garce. Tu vas cesser de ruminer sa reconquête, à ton âge, c’est indécent. » Le divorce satisfait le patriarche Mengele qui a un plan machiavélique en tête. Un coup à trois bandes : sa chère entreprise, Josef, et une autre chipie qui le tracasse, Martha, veuve de Karl junior et héritière des parts de l’entreprise de son mari décédé. Depuis quelque temps, Martha est amoureuse : Karl senior craint qu’elle ne se marie avec l’étranger qui entrerait forcément au conseil d’administration. Il propose à Josef d’épouser sa belle-sœur afin que la société reste aux mains du clan Mengele, puis de céder toutes ses parts à Martha après leur mariage : si un mandat d’arrêt était finalement lancé contre lui, l’entreprise ne serait pas paralysée. Quoi qu’il arrive, Josef dicterait à Martha ses décisions au conseil d’administration.

Allongé sur un transat, dans le jardin de la maison mauresque, Gregor bénit le génie de son père et jubile à l’idée de prendre la veuve de son frère honni, du désarroi et de la colère d’Irene lorsqu’elle apprendra que lui aussi se remarie, avec Martha de surcroît, Martha qu’elle n’a jamais pu supporter.

Karl senior suggère à Josef de rencontrer sa belle-sœur dans les Alpes suisses. « Tu voyageras avec un passeport argentin sous ta fausse identité. Tu connais suffisamment de monde à Buenos Aires pour t’en procurer un sans difficultés. Je ramènerai Martha à la raison et m’occupe de tout le reste, les billets, le séjour, les transferts. Et je m’arrangerai pour que Rolf l’accompagne. Il est temps que tu fasses la connaissance de ton fils. »

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Gregor entreprend ses démarches administratives au printemps 1955. Malgré ses relations et ses liasses de dollars, elles seront longues, la bureaucratie péroniste est un labyrinthe et comme Gregor ne possède qu’une carte de séjour, il doit rassembler un dossier consistant (recommandations, garanties, attestations de bonne conduite, certificats conformes) avant d’être autorisé à solliciter un passeport de non-citoyen. Il l’attendra un an ou presque : entre-temps, l’Argentine a basculé dans la violence et la contre-révolution.

Le 16 juin 1955, les « gorilles », militaires anti-péronistes, bombardent le palais présidentiel et la place de Mai. Perón échappe au putsch mais ses jours à la tête de l’Argentine sont comptés. L’Église, refuge de tous les opposants, veut sa peau : il a supprimé les subventions aux écoles religieuses, légalisé le divorce et la prostitution, encouragé la prolifération des sectes sous l’influence du frère Tommy. « Perón, oui ! Curés, non ! » : manifs et contre-manifs se succèdent, Perón l’antéchrist fait emprisonner des prêtres, l’Église l’excommunie, des chapelles sont saccagées, l’hiver austral de l’anarchie a commencé. Pour chaque péroniste tué, el Pocho jure de faire assassiner cinq de ses ennemis. En septembre, lorsque Gregor a enfin réussi à valider sa « bonne conduite », les rumeurs d’un coup d’État courent, des mutineries embrasent Córdoba et le port de Bahía Blanca. Le 16, la Marine bloque Buenos Aires et menace de bombarder les raffineries. « Dieu est juste » est le mot de passe des putschistes.

L’Argentine au bord de la guerre civile, Perón démissionne. Il jette au feu ses dossiers les plus compromettants et pour éviter de finir pendu à un réverbère comme son mentor Mussolini, il embarque à bord d’une canonnière paraguayenne qui gagne Asunción. Une junte militaire dirigée par un général alcoolique prend le pouvoir. Quelques semaines plus tard, le général est déposé par un général, l’implacable Aramburu, qui promet de purifier l’Argentine de toute trace de péronisme.

Posté devant son meuble radio, Gregor écoute la voix martiale d’Aramburu qui martèle : « Sera passible d’une peine de six mois à trois ans de prison, toute personne qui aura disposé en un lieu visible des images ou des sculptures de lui, le tyran fugitif, et de sa conjointe défunte, prononcé en public des mots ou des expressions tels que Perón, péronisme, troisième voie et vanté les mérites de la dictature tombée... » Au nom de la révolution libératrice, les leaders syndicaux sont arrêtés, des milliers de fonctionnaires révoqués. Tous les lieux (villes, quartiers, provinces, rues, gares, places, piscines, hippodromes, stades, dancings) aux noms des Perón sont débaptisés ; les petites Evita changeront de prénom. La fondation est fermée, ses draps brûlés, ses couverts fondus, les statues déboulonnées, les mobylettes et les parures exhibées pour montrer le vice et la cupidité du couple déchu. La momie d’Evita disparaît. Borges est nommé directeur de la Bibliothèque nationale et professeur à la faculté de lettres de Buenos Aires. Perón trouve refuge au Panama, un exil doré, cabarets, cigarettes, whisky, jolies pépées, et s’amourache d’une danseuse, María Estela Martínez, bientôt sa troisième épouse, qu’il rebaptise Isabel.

Leur protecteur envolé, les nazis s’inquiètent. Aramburu a promis de casser les reins des profiteurs de l’ancien régime. Plusieurs entreprises à capitaux allemands doivent fermer. La police perquisitionne le domicile de Rudel à Córdoba et l’assigne à résidence. Bohne et d’autres criminels de guerre quittent l’Argentine, Daye consigne dans son journal que « les douleurs de l’exil sont acides », Gregor songe à fuir au Paraguay mais se ravise : il s’est tenu à l’écart de la politique et n’a jamais appartenu au premier cercle de Perón, après tout, il n’est qu’un honnête entrepreneur. Il suspend ses interruptions illégales de grossesses et attend la fin de l’orage. Aramburu admirerait lui aussi les traditions militaires prussiennes, il pourrait s’entendre avec les nazis.

Gregor finit par obtenir un passeport, valide trois mois. Il s’envole le 22 mars 1956 à bord d’un DC-7 de la Pan Am et gagne Genève après une courte escale à New York.

25.

Sedlmeier l’attend à l’aéroport et le conduit jusqu’à Engelberg, à l’hôtel Engel, le meilleur quatre étoiles de la station de sports d’hiver.

À la réception l’accueillent deux garçons de douze ans et une brune attirante: Martha, son fils Karl-Heinz, et son propre fils Rolf.

© Grasset 2017

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture> 1949 : Josef Mengele arrive en Argentine. Caché derrière divers pseudonymes, l’ancien médecin tortionnaire à Auschwitz croit pouvoir s’inventer une nouvelle vie à Buenos Aires. L’Argentine de Peron est bienveillante, le monde entier veut oublier les crimes nazis. Mais la traque reprend et le médecin SS doit s’enfuir au Paraguay puis au Brésil. Son errance de planque en planque, déguisé et rongé par l’angoisse, ne connaîtra plus de répit… jusqu’à sa mort mystérieuse sur une plage en 1979. Comment le médecin SS a-t-il pu passer entre les mailles du filet, trente ans durant ?

La Disparition de Josef Mengele est une plongée inouïe au cœur des ténèbres. Anciens nazis, agents du Mossad, femmes cupides et dictateurs d’opérette évoluent dans un monde corrompu par le fanatisme, la realpolitik, l’argent et l’ambition. Voici l’odyssée dantesque de Josef Mengele en Amérique du Sud. Le roman-vrai de sa cavale après-guerre.

Olivier Guez est l’auteur, entre autres, de L’Impossible retour, une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945 (Flammarion), Éloge de l’esquive (Grasset) et Les Révolutions de Jacques Koskas (Belfond). Il a reçu en 2016 le prix allemand du meilleur scénario pour le film Fritz Bauer, un héros allemand.

Pages choisies par Annick Geille

Olivier Guez, La disparition de Josef Mengele, Grasset, août 2017, 240 pages, 18,50 €

> Lire l'interview d'Olivier Guez par Stéphanie Hochet

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