Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Frédéric Beigbeder. Extrait de : Une vie sans fin

EXTRAIT >

Si le ciel est dégagé, on peut voir la mort toutes les nuits. Il suffit de lever les yeux. La lumière des astres défunts a traversé la galaxie. Des étoiles lointaines, disparues depuis des millénaires, persistent à nous envoyer un souvenir dans le firmament. Il m’arrive de téléphoner à quelqu’un que l’on vient d’enterrer, et d’entendre sa voix, intacte, sur sa boîte vocale. Cette situation provoque un sentiment paradoxal. Au bout de combien de temps la luminosité diminue-t-elle quand l’étoile n’existe plus ? Combien de semaines met une compagnie téléphonique à effacer le répondeur d’un cadavre ? Il existe un délai entre le décès et l’extinction : les étoiles sont la preuve qu’on peut continuer de briller après la mort. Passé ce light gap, arrive forcément le moment où l’éclat d’un soleil révolu vacille comme la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre. La lueur hésite, l’étoile se fatigue, le répondeur se tait, le feu tremble. Si l’on observe la mort attentivement, on voit que les astres absents scintillent légèrement moins que les soleils vivants. Leur halo faiblit, leur chatoiement s’estompe. L’étoile morte se met à clignoter, comme si elle nous adressait un message de détresse... Elle s’accroche.

 

Ma résurrection a commencé à Paris, dans le quartier des attentats, le jour d’un pic de pollution aux particules fines. J’avais emmené ma fille dans un néo-bistrot nommé Jouvence. Elle mangeait une assiette de saucisson de bellota et je buvais un Hendrick’s tonic concombre. Nous avions perdu l’habitude de nous parler depuis l’invention du smartphone. Elle consultait ses WhatsApp pendant que je suivais des top-models sur Instagram. Je lui ai demandé ce qu’elle aimerait le plus comme cadeau d’anniversaire. Elle m’a répondu : «Un selfie avec Robert Pattinson.» Ma première réaction fut l’effarement. Mais à bien y réfléchir, dans mon métier d’animateur de télévision, je réclame aussi des selfies. Un type qui interroge des acteurs, des chanteurs, des sportifs et des hommes politiques devant des caméras ne fait rien d’autre que de longues prises de vue à côté de personnalités plus intéressantes que lui. D’ailleurs, quand je sors dans la rue, les passants me réclament une photo en leur compagnie sur leur téléphone, et si j’accepte volontiers, c’est parce que je viens d’accomplir exactement la même démarche sur mon plateau entouré de projecteurs. Nous menons tous la même non-vie ; nous voulons briller dans la lumière des autres. L’homme moderne est un amas de 75 000 milliards de cellules qui cherchent à être converties en pixels.

Le selfie exhibé sur les réseaux sociaux est la nouvelle idéologie de notre temps : ce que l’écrivain italien Andrea Inglese appelle «l’unique passion légitime, celle de l’autopromotion permanente». Il existe une hiérarchie aristocratique édictée par le selfie. Les selfies solitaires, où l’on s’exhibe devant un monument ou un paysage, ont une signification : je suis allé dans cet endroit et pas toi. Le selfie est un curriculum visuel, une e-carte de visite, un marche-pied social. Le selfie à côté d’une célébrité est plus lourd de sens. Le selfiste cherche à prouver qu’il a rencontré quelqu’un de plus connu que son voisin. Personne ne demande de selfie à un anonyme, sauf s’il a une originalité physique : nain, hydrocéphale, homme-éléphant ou grand brûlé. Le selfie est une déclaration d’amour mais pas seulement : il est aussi une preuve d’identité («the medium is the message», avait prédit McLuhan sans imaginer que tout le monde deviendrait un medium). Si je poste un selfie à côté de Marion Cotillard, je n’exprime pas la même chose que si je m’immortalise avec Amélie Nothomb. Le selfie permet de se présenter : regardez comme je suis beau devant ce monument, avec cette personne, dans ce pays, sur cette plage, en plus je vous tire la langue. Vous me connaissez mieux à présent : je suis allongé au soleil, je pose le doigt sur l’antenne de la tour Eiffel, j’empêche la tour de Pise de tomber, je voyage, je ne me prends pas au sérieux, j’existe parce que j’ai croisé une célébrité. Le selfie est une tentative pour s’approprier une notoriété supérieure, pour crever la bulle de l’aristocratie. Le selfie est un communisme : il est l’arme du fantassin dans la guerre du glamour. On ne pose pas à côté de n’importe qui : on veut que la personnalité de l’autre déteigne sur soi. La photo avec un «people» est une forme de cannibalisme : elle engloutit l’aura de la star. Elle me fait entrer dans une orbite nouvelle. Le selfie est le langage nouveau d’une époque narcissique : il remplace le cogito cartésien. «Je pense donc je suis» devient «Je pose donc je suis». Si je fais une photo avec Leonardo DiCaprio, je suis supérieur à toi qui poses avec ta mère au ski. D’ailleurs, ta mère aussi ferait volontiers un selfie à côté de DiCaprio. Et DiCaprio à côté du pape. Et le pape avec un enfant trisomique. Cela signifie-t-il que la personne la plus importante du monde est un enfant trisomique ? Non, je m’égare : le pape est l’exception qui confirme la règle de la maximisation de la célébrité par la photographie portable. Le pape a cassé le système du snobisme ego-aristocratique initié par Dürer en 1506 dans La Vierge de la fête du rosaire, où l’artiste s’est peint au-dessus de Sainte Marie Mère de Dieu.

La logique selfique peut bien être résumée ainsi : Bénabar voudra un selfie avec Bono mais Bono ne voudra pas de selfie à côté de Bénabar. Par conséquent, il existe une nouvelle lutte des classes tous les jours, dans toutes les rues du monde entier, dont l’unique but est la domination médiatique, l’exhibition d’une popularité supérieure, la progression sur l’échelle de la notoriété. Le combat consiste à comparer le nombre d’UBM (Unités de Bruit Médiatique) dont chacun dispose : passages télé ou radio, photos dans la presse, likes sur Facebook, vues sur YouTube, retweets, etc. C’est une lutte contre l’anonymat, où les points sont faciles à compter, et dont les gagnants snobent les perdants. Je propose de baptiser cette nouvelle violence le Selfisme. C’est une guerre mondiale sans armée, permanente, qui ne connaît aucune trêve, 24 heures sur 24 : la «guerre de tous contre tous», «bellum omnium contra omnes» définie par Thomas Hobbes, enfin techniquement organisée et instantanément comptabilisée. Lors de sa première conférence de presse après son investiture en janvier 2017, le président des États-Unis, Donald Trump, n’a pas souhaité exposer sa vision de l’Amérique, ni la géopolitique du monde futur : il a uniquement comparé le nombre de spectateurs de sa cérémonie inaugurale avec le nombre de spectateurs de son prédécesseur. Je ne m’exclus nullement de cette lutte existentielle : j’ai moi-même été très fier d’exposer mes selfies avec Jacques Dutronc ou David Bowie sur ma fan-page comptant 135000 j’aime. Cependant, je me considère comme extrêmement seul depuis une cinquantaine d’années. En dehors des selfies et des tournages, je ne fréquente pas d’êtres humains. Alterner la solitude et le brouhaha me protège de toute question désagréable sur le sens de ma vie.

Parfois, l’unique moyen de vérifier que je suis vivant consiste à regarder sur ma page Facebook combien de personnes ont liké mon dernier post. Au-dessus de 100000 likes, il m’arrive d’avoir une érection.

Ce qui me préoccupait ce soir-là chez ma fille, c’est qu’elle ne rêvait pas d’embrasser Robert Pattinson, ni même de lui parler ou de le connaître. Elle désirait seulement poster son visage à côté du sien sur les réseaux sociaux pour prouver à ses copines qu’elle l’avait vraiment croisé. Nous sommes tous, comme elle, engagés dans cette course effrénée. Petits ou grands, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, célèbres ou inconnus, la publication de notre photographie est devenue plus importante que notre signature sur un chèque ou un contrat de mariage. Nous sommes avides de reconnaissance faciale. Une majorité de Terriens hurle dans le vide son besoin insatiable d’être regardée ou simplement aperçue. Nous voulons être considérés. Notre visage a soif de clics. Et si j’ai plus de likes que toi, c’est la preuve de mon bonheur, de même qu’à la télévision, un animateur qui fait plus d’audience se croit plus aimé que ses confrères. Telle est la logique du selfiste : l’écrasement d’autrui par la maximisation de l’amour public. Quelque chose est advenu avec la révolution numérique : la mutation de l’égocentrisme en idéologie planétaire. N’ayant plus de prise sur le monde, il ne nous reste qu’un horizon individuel. Autrefois la domination était réservée à la noblesse de cour, puis aux stars de cinéma. Depuis que chaque être humain est un média, tout le monde veut exercer cette domination sur son prochain. Partout.

Quand Robert Pattinson vint à Cannes lancer son film Maps to the Stars, à défaut de selfie avec ma fille Romy, je pus enfin lui soutirer une photo dédicacée. Dans la loge de mon émission, il lui écrivit ce petit mot au feutre rouge sur son portrait arraché dans Vogue : « To Romy with love xoxoxo Bob ». En guise de remerciement, elle se contenta d’une question :

— Tu me jures que t’as pas signé la photo toi-même ?

Nous avons enfanté une génération dubitative. Mais ce qui me blessa le plus, c’est que jamais, au grand jamais, ma fille n’a réclamé de selfie avec son père.

 

Cette année, ma mère a fait un infarctus et mon père est tombé dans un hall d’hôtel. J’ai commencé à devenir un habitué des hôpitaux parisiens. J’ai ainsi appris ce qu’était un stent vasculaire et découvert l’existence des prothèses du genou en titane. J’ai commencé à détester la vieillesse : l’antichambre du cercueil. J’avais un emploi surpayé, une jolie fille de dix ans, un triplex dans le centre de Paris et une BMW hybride. Je n’étais pas pressé de perdre tous ces bienfaits. En revenant de la clinique, Romy est entrée dans la cuisine avec un sourcil plus haut que l’autre.

— Papa, si je comprends bien, tout le monde meurt ? Il va y avoir grand-père et grand-mère, puis ce sera maman, toi, moi, les animaux, les arbres et les fleurs ?

Romy me regardait fixement comme si j’étais Dieu, alors que je n’étais qu’un père de famille mononucléaire en stage de formation accélérée à la fréquentation des services de chirurgie cardio-vasculaire et orthopédique. Il fallait que je cesse de dissoudre des pilules de Lexomil dans mon Coca matinal afin de proposer une issue à son angoisse. J’ai un peu honte de l’admettre, mais jamais je n’avais envisagé que mon père et ma mère seraient un jour octogénaires, et qu’ensuite ce serait mon tour, puis celui de Romy. J’étais nul en maths et en vieillesse. Sous la chevelure jaune de petite poupée parfaite, deux sphères bleues commençaient de se remplir d’eau entre le four à micro-ondes et le réfrigérateur bourdonnant. Je me suis souvenu de sa révolte le jour où sa mère lui avait appris que le Père Noël n’existait pas : Romy déteste le mensonge. Elle ajouta alors une phrase très aimable :

— Papa, j’ai pas envie que tu meures...

Comme il est délectable de retirer sa carapace... Cette fois c’était moi qui m’embuais en réfugiant mon nez dans la douceur de son shampooing à la mandarine et au citron vert. Je ne comprenais toujours pas comment un homme aussi laid avait pu enfanter une fille aussi jolie.

— T’inquiète pas chérie, lui ai-je répondu, à partir de maintenant, plus personne ne meurt.

Nous étions beaux à voir, comme souvent les gens tristes. Le malheur embellit le regard. Toutes les familles heureuses se ressemblent, écrit Tolstoï au début d’Anna Karénine, mais il ajoute que chaque malheur est unique. Je ne suis pas d’accord : la mort est un malheur banal. Je me suis éclairci la gorge comme le faisait mon grand-père militaire quand il sentait qu’il était temps de rétablir l’ordre dans sa maison.

— Mon amour, tu te trompes complètement : certes, les gens, les animaux et les arbres mouraient pendant des millénaires, mais à partir de nous, c’est terminé.

Il ne me restait plus qu’à tenir cette promesse inconsidérée.

© Grasset 2018

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > « La vie est une hécatombe. 59 millions de morts par an. 1,9 par seconde. 158 857 par jour. Depuis que vous lisez ce paragraphe, une vingtaine de personnes sont décédées dans le monde – davantage si vous lisez lentement. L’humanité est décimée dans l’indifférence générale.
Pourquoi tolérons-nous ce carnage quotidien sous prétexte que c’est un processus naturel ? Avant je pensais à la mort une fois par jour. Depuis que j’ai franchi le cap du demi-siècle, j’y pense toutes les minutes. Ce livre raconte comment je m’y suis pris pour cesser de trépasser bêtement comme tout le monde. Il était hors de question de décéder sans réagir. » F.B.

Contrairement aux apparences, ceci n’est pas un roman de science-fiction.

Romancier, Frédéric Beigbeder est notamment l'auteur de L'amour dure trois ans, 99 Francs, Windows on the world (prix Interallié 2003), Un roman français (Prix Renaudot 2009). Journaliste, il tient le feuilleton littéraire du Figaro Magazine. Il est chroniqueur dans la Matinale de France Inter et également pour El Pais Icon (Espagne), Interview (Allemagne), Esquire (Russie).

Pages choisies par Annick Geille

Frédéric Beigbeder, Une vie sans fin, Grasset, janvier 2018, 360 pages, 22 €

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