Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Tom-Louis Teboul. Extrait de : Vies déposées

EXTRAIT >

Et Ernst retira avec grâce le sceau sécurisant de la bouteille de vin en plastique. Clic que ça faisait. Il but un coup. Devant ses gencives rouges, un sourire prit place, timide, laissant entrevoir les dents, l’absence de dents, qui, Ernst l’espérait, ferait mouche auprès des « petites Japonaises ». Il expliquait ça avec la conviction de l’homme soûl. On affirmait que lorsque Ernst souriait à midi, l’éclat de l’émail gâté créait l’illusion d’une étoile naissante ou d’une naine blanche qui explosait, loin, très loin, dans cet univers infini et noir.

La vie était belle en ce mois de septembre. Paris retrouvait une peau un peu plus jeune, sans acné, un visage de vingt ans. Il faisait chaud, terriblement chaud. On suintait de toutes les fentes qu’on pouvait. Le vin était là, les odeurs, les chiens. Les amis étaient là aussi, Jul surtout, le meilleur pote du monde, qui survivait à ses côtés et dont Ernst ne se séparait jamais. On a toujours un meilleur pote sous le coude, sans quoi l’existence est impossible à affronter, car Ernst, comme tout être humain, semblait incapable de vivre seul.

Jul buvait, un peu étonné de se retrouver ici, comme tous les jours, et regardait son ami sourire. Ils n’avaient plus grand-chose à se dire, depuis le temps, alors Ernst souriait, pour boucher les trous d’ennui. Il étirait ses lèvres pour faire plaisir à ceux qui le dépassaient, lui marchant presque dessus, comme une merde, et qui lui jetaient parfois des pièces quand ça les arrangeait. Il les regardait progresser sans lui, telle une grosse vague et Ernst tendait le gobelet pour recevoir la monnaie car il fallait bien tendre quelque chose.

Il dévisageait ces hommes et femmes aux émanations perpétuelles de lessive qui avançaient puis s’arrêtaient, essoufflés, au feu rouge, le regard figé sur leur smartphone, avant de repartir vers une destination inconnue. De retour de vacances, ils avaient l’air apaisés. Ils aimaient les premiers jours de septembre, les Parisiens, c’était du soleil qui réchauffait leur petit bonheur. Ils donnaient un peu plus car l’on donnait toujours un peu plus lorsque l’on était heureux. Ils offraient ces quelques monnaies, ces pièces jaunes ou d’un euro, à ceux qui s’enfonçaient chaque jour davantage dans le goudron happant des rues et qui, un jour ou l’autre, disparaîtraient totalement sans que nul ne les voie.

Pour Ernst et Jul, le mot « rue » prenait un sens particulier. Il s’agissait de leur monde, d’un jardin parsemé de mauvaises herbes. Ils se retrouvaient enfermés dehors. Dans le froid. Dans le silence. Dans le noir. Jul savait qu’ils allaient un jour y passer mais il s’en moquait. Il fallait bien crever quelque part. La rue n’était rien d’autre qu’une chose croissant à l’intérieur de soi. Elle fabriquait des hommes différents des autres, des déprogrammés, dépourvus d’instinct de survie. Des hommes qui ne se reconnaissaient plus.

Ernst et Jul étaient de ceux-là.

L’intime et la crasse les avaient réunis. On se connaît depuis vingt ans, qu’ils se mentaient, alors qu’en réalité aucun des deux ne s’en souvenait. Cela pouvait faire deux mois comme trente piges, l’alcool brouillait la notion du temps. Peu de clodos se remémorent leur propre histoire tant la rue et la misère arrachent les reliefs qui dépassent de la peau. Eux-mêmes ne savaient plus où ils étaient ni ce qu’ils y faisaient. Alors ils buvaient du vin parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire.

Assis, les deux amis avalaient du gros rouge devant le Leader Price du 99, boulevard Magenta. À cet endroit précis, le trottoir s’élargissait, formant presque une petite place où les collègues et les nouvelles recrues de Gare du Nord se regroupaient. Ils partageaient les fonds de bouteilles et ouvraient grand leurs oreilles pour appréhender les derniers dangers de la ville. Ça permettait de papoter aussi, d’accélérer la vie, d’aller au Quick parfois, histoire de s’envoyer un cheeseburger et une petite frite pleine de gras.

À côté d’eux, une pharmacie, et en face une banque. Ernst et Jul appréciaient le Leader Price, ils s’y sentaient chez eux. Faut dire que le supermarché se trouvait correctement situé en plein Magenta. Le boulevard, lui, s’apparentait à tous les boulevards parisiens, bruyants et fétides, où les âmes des pauvres se brisent contre les caniveaux.

– Tant qu’à vivre, autant le faire à Magenta, précisa Jul, qui s’accrochait au Leader Price comme on s’accroche à une personne que l’on aime.

Il ne manquait plus que des petites paires de fesses fraîches pour faire la fête, des vraies fesses, pas celles d’Ilmiya, la rom, la bonne copine, qui frôlait la quarantaine, mais avec le crack qu’elle se fumait la grosse Ilmiya, son cul paraissait atteindre la retraite. Blanches, boutonneuses et le plus souvent pleines de merde séchée, Ernst et Jul estimaient les fesses de leur camarade, mais pour partager cette belle journée, ils lorgnaient vers une femme un peu plus jeune, un peu moins agressée par le temps, donc, après avoir épuisé le pinard, ils partiraient à la recherche d’une petite punk à chien toute proprette qui se droguait dans les couloirs de la station Marcadet, juste pour faire un peu connaissance. Ils méritaient bien ça.

Ce lundi, ils burent beaucoup et oublièrent de changer de place. Jul s’offrit même un paquet de tabac à rouler qui tiendrait deux jours, pas plus. Puis la nuit s’échoua. Ils somnolèrent là où le vent pénétrait le moins les vêtements, dans le renfoncement du Leader Price, entre La Fayette et Magenta, protégés des caprices du ciel.

Et le lendemain, tout recommençait. On souffrait même à comprendre qu’il ne s’agissait pas de la même journée qui se répétait en boucle dans les têtes.

Ernst se réveilla de bonne heure. Allongé sur des cartons neufs, il alluma sa radio portative bloquée sur Rire et Chansons et informa son pote qu’il leur manquait deux centimes pour une canette d’Atlas. La bière des Titans. L’Atlas, c’était son petit café du matin. Son goût fort et ses 7,2 degrés entraînaient son cœur en lui administrant une piqûre de rappel. Légèrement plus coûteuse que les autres binouzes, l’Atlas était une bibine du monde, d’ailleurs l’étiquette précisait « bière brassée dans différents pays de l’UE », rien que de lire la description, Ernst voyageait.

Mais non, Jul ne possédait pas ces deux putains de centimes. Les pièces rouges étaient si petites, qu’avec ses doigts boursouflés ressemblant à de gros gants il peinait à les saisir.

Ernst patienta. Ses paupières tremblotaient. Le carnaval commencerait bientôt. Le problème de l’alcool, c’était que ça coûtait cher. Parfois, les deux amis ne réussissaient pas à boire suffisamment, alors il se passait un phénomène étrange. Ernst devenait subitement irritable et très triste. Les larmes arrivaient toutes seules. Le corps se mettait à frissonner. Les angoisses revenaient. Puis, si Ernst attendait trop, un jour ou deux, la crise épileptique pointait. Il s’allongeait sur le bitume et ses muscles se contractaient. Dans les cas les plus rares, il commençait à voir des monstres, des « bestioles » comme il les surnommait et alors ça n’allait plus du tout. L’Univers entier devenait hostile.

Pour éviter tout ça, il s’avalait dans les trois à quatre litres par jour, parfois six litres, soit douze canettes, quand ça faisait la fête avec les copains, pour que le moteur tienne, quand la nuit était rude. Il savait gérer les premiers symptômes du manque mais il craignait pour son pote. Jul buvait un peu moins. Il comptait. Peut-être deux litres maximum, ou trois, mais quatre relevaient des jours exceptionnels, comme le 14 Juillet et la naissance du petit Jésus. Jul se limitait et ça pouvait surprendre pour un Breton, car il venait de là-bas, Jul, de tout à gauche de la France, d’ailleurs il s’appelait Jul Blondel et lorsqu’il se présentait il précisait : « Je m’appelle Jul Blondel le Breton » et les copains regardaient ahuris ses cheveux roux et sales puis, vu que Jul buvait moins que la bande, ils trouvaient que Blondel ça ne sonnait pas très breton. Son problème, à Jul, c’était que son corps ne suivait plus. Là, au soleil, il distinguait ses membres bouffis. Les vaisseaux sanguins éclataient comme les couleurs d’un étrange tableau, et sa peau bleuissait par endroits. Jul souffrait des jambes, et aujourd’hui, avec la chaleur, la douleur paraissait encore plus dense. Celle de droite grossissait à vue d’œil, rose et livide comme un bon jambon. Le sang bloquait quelque part et ses membres gonflaient, remplis de picole et de misère. Il y avait quelque chose de pourri à l’intérieur. Il le flairait. Un jour, un médecin croisé dans la rue lui avait nommé sa douleur. Il avait parlé de thrombophlébite, ou de triptobite, Jul ne se souvenait plus du terme exact. En tout cas, la bande avait bien ri d’entendre un homme de science prononcer le mot « bite » comme ça, mine de rien. Voilà pourquoi Jul se limitait désormais à deux ou trois litres par jour, il prenait soin de lui et de sa thrombo vulgaire dans le vide interstellaire qu’était leur vie.

© Seuil 2018

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Au jour le jour, la vie dans la rue de trois personnages, deux hommes, une femme : la faim, le froid, la drogue et l’alcool. Les lieux de leur refuge sont les abords des superettes où ils font la manche. Les trois amis, dont l’esprit flotte entre oubli et rêverie d’un jour meilleur, errent dans la capitale à la recherche d’un chien perdu, un chow-chow, gros lion à la langue bleue, en espérant la belle récompense mentionnée sur l’annonce.

À travers l’odyssée de ces existences désespérées, l'auteur a composé un portrait d’invisibles d’une grande force et d’une grande justesse, dévoilant de façon très romanesque la réalité sans fard d’un Paris méconnu et crépusculaire.

Tom-Louis Teboul est né en 1987. Il a vécu six années à la Goutte-d’Or et s’est toujours intéressé à ce quartier et à la marginalité de certains de ses habitants. Après avoir exercé la profession d’avocat, il a rejoint le mouvement Emmaüs en 2016. Vies déposéesest son premier roman au Seuil.

Pages choisies par Annick Geille

Tom-Louis Teboul, Vies déposées, Seuil, mars 2018, 336 pages, 19 €

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