Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

François Gantheret. Extrait de : Topique de l’instant

EXTRAIT >

Qu’est-ce qui justifie ma présence dans ce fauteuil et la fonction à laquelle je prétends, qu’est-ce qui fait de moi l’objet d’une confiance qui n’est pas mince pour que ce patient, cette patiente, vienne des années durant travailler en analyse avec moi et y consacre une part souvent importante de son temps, son énergie et ses revenus ? Qu’ai-je fait pour la mériter, cette confiance ?

Des amis analystes – que ce soit à titre personnel ou dans un cadre institutionnel – se sont portés garants pour moi. Ils étaient eux-mêmes considérés comme fiables et ont cité mon nom quand on leur a demandé une adresse. Ou ils ont lu des livres que j’ai écrits et ils ont pensé y déceler une certaine sensibilité, ou honnêteté, et surtout, pour la conception qu’ils en ont, ils ont la conviction que je me suis affronté, et continue à le faire, à l’analyse.

Cela n’aurait sans doute pas duré si j’avais régulièrement déçu ces attentes. Il a bien fallu que mon mode d’être là, de penser et éventuellement d’intervenir nourrisse et conforte cette confiance. Mais de quelle façon ?

L’important : que tout puisse être entendu. Est-ce possible ? Pas tout, pas toujours : j’ai jeté dehors un psychiatre qui m’expliquait avec délectation, en détail et sous le couvert de ma neutralité, supposée me contraindre absolument, qu’il profitait sexuellement des jeunes psychotiques dont il s’était fait une spécialité. Je ne suis pas totalement sûr d’avoir eu raison. N’aurais-je pas dû essayer de penser ce qui se satisfaisait perversement chez lui dans cette situation, et quelle en était la nécessité ? Ne devais-je pas m’astreindre à comprendre sans condamner ?

C’eût été au nom de l’humain, malheureux humain si complexe, si hilflosig, en détresse, en « désaide », comme traduit Laplanche. Mais cette extrémité de la pulsion, de toute pulsion, qui s’origine en pulsion de mort, puis-je la conforter au nom de ma brave, généreuse, admirable compréhension ? Il est des circonstances où la bienveillance ne peut plus avoir cours, sous peine de se faire complicité. Ce n’est pas cependant sans poser problème : que vaut la radicalité nécessaire d’une position – en l’occurrence inviter à dire tout ce qui se présente parce qu’on peut tout entendre, et parce qu’on doit s’en tenir à la parole et à sa signification dans le présent de son énoncé – si elle accepte des exceptions ? (J’ajoute qu’une action judiciaire a été engagée, à la suite de cet épisode.)

Il est une autre et sans doute plus importante considération : rapidement, parfois même avant toute rencontre, une dimension tout autre vient jouer, celle du transfert. La confiance en question peut en être outrageusement confortée (celui-ci ne peut me faire que du bien, il m’aime) ou au contraire sévèrement suspectée (j’ai déjà fait confiance et j’ai été trahi). Nous entrons très vite dans une zone de perturbations, qui exigerait un recul réflexif pas toujours possible.

La description que je viens de faire est conforme aux conceptions les plus répandues, voire enseignées. Elle souffre d’une confusion majeure : le transfert dont il est question ne se confond en rien avec les apparences manifestes de l’amour ou de la haine. Non seulement celles-ci peuvent mentir et le font d’ailleurs allégrement (tant d’amour, c’est suspect ! tant de crainte, de quoi, de qui sinon de soi-même, cherche-t-on à se protéger ?), mais surtout elles ne se situent pas dans l’espace du transfert.

Pour reprendre une image freudienne (1): on peut représenter sur scène un conflit qui tourne à l’incendie ; en exposer les

motifs, en montrer les contradictions ; susciter chez le spectateur compréhension, crainte, pitié, terreur ; aller jusqu’à le faire se contracter sur son siège, frissonner, crier au scandale... ou tomber amoureux de l’actrice.

Mais le transfert, ce n’est pas cela. Le transfert, c’est ce qui se passe de bien différent quand on s’aperçoit qu’un incendie a réellement éclaté dans le théâtre et qu’il gagne la salle. Là nous n’assistons pas, dans un espace autre que le nôtre, à une situation où l’on parle de la mort, où on la représente, nous sommes jetés dans un espace où l’on meurt. Moi s’émouvait, s’agitait devant Je qui le regardait avec un léger sourire complice, un zeste de fierté ou un brin de désapprobation ; maintenant Je a rejoint Moi et ils se piétinent l’un l’autre à la sortie.

Le transfert, c’est le feu qui éclate dans la salle : l’analyste n’était-il pas tenu de le garder à distance raisonnable, c’est-à-dire en principe sur la scène ? Mais cela, en acceptant a contrario qu’il s’agisse d’une relation affective réelle et non jouée. Où est passé l’analyste ? Coincé sous le rideau de fer, froid juste ce qu’il faut d’un côté, carbonisé de l’autre ?

Ce serait invivable, et d’abord impossible, si l’on s’en tient à une topique courante où « entre » signifie « coincé entre ». Il nous faut là aussi imaginer une dimension supplémentaire qui permette de cambrioler les autres et de s’exonérer de toute considération de limites. L’entre, l’intermédiaire du transfert, n’est pas un banal moyen terme : du vrai, actuel, mais pas vraiment vrai parce que répétant de l’inactuel, mais cette répétition ne saurait être prise au sérieux si elle n’avait le sentiment de son actuelle véracité, mais...

Comment se tenir dans un espace sans contradictions, dans un présent immuable, sans coupures et sans orientation ? Comment se livrer à cet exercice ? En rêvant, ou plutôt en se tenant en lisière du rêve.

« Je rêve, disait Pontalis, ... d’une pensée de jour qui serait rêvante, non pas rêveuse mais rêvante (2). » La pensée particulière

du rêve donc, qui toujours selon Pontalis est une pensée qui ne sait pas qu’elle pense. Qu’est-ce que cela signifie ?

Que Je s’y absente ! Pas de regard de la pensée sur elle-même, pas ce pas de recul qui fait que jamais on ne parviendrait à atteindre Je et qu’on s’en trouve d’ailleurs bien aise. Car sa disparition nous réduit, nous confond avec nos pensées, lesquelles peuvent bien aller où elles veulent, nous n’aurions aucune prise sur elles : aucune prise sur nous-mêmes et notre destin. C’est le Je final de Descartes qui disparaît dans le rêve, celui qui, à l’extrême du doute, reste là quand même car lui ne peut être mis en doute et ce dont il témoigne, c’est que quoi que je pense, Je pense. Cela aide-t-il à ce que, dès que s’évanouit le regard porté sur lui, le désir puisse se donner libre cours ? L’enveloppe du rêve, le sommeil qu’il protège est ce qui tient lieu de garde-fou : que cela s’emballe, et l’enveloppe se rompt avec le réveil du cauchemar.

Mais voici que J.-B. Pontalis propose une pensée éveillée qui telle celle du rêve ne sait pas qu’elle pense. Qui s’en va donc sans surveillance, en m’emmenant avec elle, en elle ; et dans sa conception, une telle pensée ne semble pas motif de frayeur, mais au contraire de jouissance et de créativité !

Il ne nous dit bien sûr pas comment on s’y adonne : il n’en sait rien lui-même, et d’ailleurs comment saurait-on et mettrait-on en œuvre sa propre disparition ? De surcroît, il semble pouvoir être assuré de tenir les rênes de ce qui n’a pas de rênes, et qu’on en puisse émerger alors qu’on ignorait y être plongé.

Je ne saurais avancer dans cette énigme sans évoquer, de façon plus personnelle, ce qu’était la personne et ce qui caractérisait la fréquentation de Pontalis, l’échange avec lui.

Il n’avait rien d’un maître, il faisait bien davantage part de ses perplexités que de ses certitudes. Totalement présent à son vis-à-vis, attentif à en pénétrer et accompagner les mouvements de pensée et totalement isolé dans un quant-à-soi si évident qu’il en était évidemment respecté. Son mode de pensée, excluant toute prétention à une « vérité », laissait à ceux qui le côtoyaient un espace de liberté bienfaisant. Ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui – à l’élaboration de la Nouvelle revue de psychanalyse en particulier – en témoignent volontiers.

Présence attentive et solitude : cela semble paradoxal, c’est pourtant l’alliage indispensable à la possibilité de l’analyse, une analyse qui n’inféode pas à une pensée, une conception, un maître, mais laisse entre soi et l’autre la distance qui exclut l’annexion, voire le cannibalisme.

Cette qualité singulière, particulièrement sensible chez lui, je ne l’évoque que pour affirmer qu’elle est potentiellement en tous, en chacun de nous, et la preuve en est que ceux qui le côtoyaient la voyaient se révéler (plus ou moins) en eux à son contact. Je n’aurais sans aucun doute pas été le même avec mes patients, dans les registres du respect, de la liberté, d’une proximité sans concession, si J.-B. n’avait été ainsi avec moi et ne m’avait conduit à l’être avec lui, sans qu’il y ait trace d’imitation et encore moins de mimétisme. Nous avons été plusieurs de ses proches à nous le confier mutuellement.

À la suite d’une longue « supervision » de mon travail d’analyste que je lui avais demandée, et qui a été l’exact inverse de ce que le terme (et encore plus celui de « contrôle ») pourrait suggérer d’un regard dominant, il m’a dédicacé un de ses livres : « À F.G., contrôleur de mes incertitudes... » Ce que nous avons partagé : l’espace du doute.

Ce que je cherche à préciser n’est pas de l’ordre de la gentillesse, de la « compréhension », de la délicatesse – même si elles étaient bien, et même exceptionnellement, présentes. Il s’agit d’une fête légère et grave à la fois, où l’on est invité, où l’on flotte et laisse en toute confiance voguer la pensée et, au-delà, le mode d’être dans le monde avec d’autres comme avec soi-même, dans la liberté, la justesse, l’exigence sans coercition. Une jouissance de la justesse, une sensualité de la pensée. Son existence à elle seule ouvre à ceux qui la côtoient, qui s’y frottent, des espaces inattendus en eux-mêmes.

(1) S. Freud, « Observations sur l’amour de transfert » [1915], La Technique psychanalytique, OCP, XII, PUF, 2005.

(2) J.-B. Pontalis, « Une pensée qui serait rêvante », in Fenêtres, Gallimard, 2000, p. 39.

© Gallimard 23018

© Photo : C. Hélie

 

Quatrième de couverture >« “Comme souvent je me regardais dans le miroir. Je scrutais mon visage. Pour voir quoi ? J’ai souri et haussé les épaules, en pensant que j’en étais encore à mon âge à vérifier mes attributs de séduction, quand tout a basculé. J’ai vu, j’ai réalisé, j’ai eu la certitude et connu cette évidence : ce n’était pas moi qui contemplais mon image, c’est ce visage dans le miroir qui me regardait ; ce sont ces yeux qui me scrutaient, qui me demandaient raison d’être tel que je suis, ces yeux qui exploraient le fond des miens, à la recherche de mon âme. J’étais sommé de répondre et j’étais muet. Il me fallait en ressortir : celui qui, d’au-delà la surface du miroir, me jaugeait, s’est absenté peu à peu, j’ai rassemblé les morceaux de ce qu’il regardait et je les apporte. Que voyez-vous, vous ?” Je ne réponds pas. Je laisse ouvert ce vide de lui, ce vide en moi. Je laisse entrouverte la seule porte donnant sur le temps. »

François Gantheret est l’auteur, dans la collection « Connaissance de l’inconscient », d’Incertitude d’Éros (1984), Moi, Monde, Mots («Tracés», 1996) et Fins de moi difficiles (« Le principe de plaisir », 2015), trois essais qui à distance reprennent et tentent d’approfondir cette même problématique de l’émergence du nouveau, notamment en psychanalyse clinique comme théorique.

Pages choisies par Annick Geille

François Gantheret, Topique de l’instant, Gallimard, mars 2018, 160 pages, 18 €

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