Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Dominique Barbéris. Extrait de : L’Année de l’Éducation sentimentale - Prix Freustié 2018

EXTRAIT >

C’était convenu : Muriel viendrait attendre les deux autres à la gare où s’arrêtait le TER régional. Le temps était lourd ; on était au milieu du mois d’août. Elle gara sa voiture, puis se tint un moment sur le quai en se reprochant d’être en avance et d’être sortie à l’heure la plus chaude. La gare était vide, à part l’employé de la SNCF du guichet. Il faut être folle pour sortir maintenant, pensa-t-elle. Ou très seule.

Le paysage semblait pris dans une sieste infinie. Le soleil tapait fort. Elle finit par se reculer et se tint dans la brève ligne d’ombre du toit.

C’était une gare de campagne. Il n’y avait que deux quais face à face, une seule voie, un train qui circulait dans les deux sens ; c’était probablement la même rame qui partait et qui revenait, avec une plus grande densité de trafic le matin et le soir, quand les gens qui habitaient le coin se rendaient au travail ou rentraient. En milieu de journée, se dit Muriel, les wagons seraient vides, elle n’aurait aucun mal à les reconnaître.

Elle étudia tout un moment les fiches horaires, même celles qui concernaient des lieux où elle n’irait jamais, de petites gares intermédiaires et provinciales. Elle marchait de long en large sur le quai, et avec ses cheveux grisonnants (elle n’avait pas eu le temps de faire sa teinture et ses racines reparaissaient) elle avait l’air de ce qu’elleétait, une femme plus toute jeune, en robe de coton bleu, sans manches, bras nus, elle regardait la ligne fuyante de la voie.

Elle avait toujours eu envie de traverser à pied cette voie unique bien que ce fût strictement interdit « en dehors du passage souterrain », juste pour voir, pour se trouver dans la tranchée au milieu de cette voie champêtre, bordée d’herbes folles, pour passer de l’autre côté, ou peut-être parce qu’ellen’avait jamais rien transgressé dans sa vie, même pas volé un bonbon quelque part.

Ce n’est pas dangereux. On a largement le temps, se disait-elle ; on voit les trains arriver de loin.

Les deux autres, qui approchaient dans le compartiment lumineux et vitré du TER, regrettaient vaguement d’avoir accepté l’invitation, elles avaient épuisé toutes sortes de sujets, et elles consultaient leur portable, feuilletaient des magazines, lisaient des articles sur le bronzage, sur la protection de la peau au soleil, et des articles plus sociaux – il y en a toujours un ou deux, intercalés entre les nouveautés en maquillage : là, c’était un article sur les Bédouines du désert.

Elles se documentaient sur la vie des Bédouines, buvaient de l’eau à cause de la chaleur, se demandaient à quoi ressemblait la maison de Muriel, regardaient défiler des champs de maïs sec et de tournesols, des potirons en formation, des gares, des haies couvertes de mûres d’un rouge pâle ; elles demandaient :

— Ça fait longtemps que tu ne l’as pas vue ?

— Je l’ai de temps en temps au téléphone.

— Comment s’appelle ce bled ? C’est en rase campagne, dit Florence, d’un air inquiet.

Anne vérifia :

— Il faut descendre à la gare de Clisson. Tu as vu ? Il y a déjà plein de mûres dans les haies. On pourra peut-être en cueillir.

— Il fait trop chaud, dit Florence. Cette chaleur n’est pas normale.

En réalité, elles avaient toutes les trois un peu d’appréhension, mais tout se passa bien.

Le train se présenta à l’heure au bout de la perspective. Le message fut diffusé, Éloignez-vous de la bordure du quai.

— C’est Muriel, dit Florence en se penchant quand le train ralentit. Là, en bleu. Je la reconnais.

Elles notèrent que Muriel avait beaucoup épaissi (c’est ce que dirait Florence plus tard, à son mari, Bertrand, en ajoutant : Je me suis doutée de quelque chose). Mais est-ce que c’était vrai ?

Elles firent de grands signes comme les voyageuses font toujours au moment des arrivées et des départs. Elles secouèrent les bras avec enthousiasme comme quand elles avaient vingt ans et qu’elles avaient fait leur fameux voyage en Italie ; elles s’embrassèrent, se disputèrent pour porter les valises, dirent : C’est formidable de se revoir, « la bande », presque au complet !

Elles quittèrent la gare de Clisson sous le soleil brûlant de l’après-midi. L’employé au guichet ne leva pas les yeux quand elles passèrent devant lui.

 

— Vous n’avez pas de piscine ? Vous auriez pu faire une piscine, fit observer Florence, lorsqu’elles furent toutes les trois assises dans le jardin, autour de la grande table en teck. Vous aviez de la place. J’aurais bien vu la piscine là, sur la droite. Le long de la maison. (Elle montra l’emplacement sur la droite.) Ce serait agréable.

Mais Muriel haussa les épaules :

— Jean-Louis n’a pas voulu. C’est trop cher, une piscine ; c’est trop d’investissement pour quelques jours d’été. De toute façon, la chaleur ne va pas durer. On annonce un orage.

Une petite inquiétude les gagna. Un pressentiment. Un soupçon. Elles observèrent les feuilles du chêne au milieu du champ de l’autre côté de la route ; les feuilles ne bougeaient pas ; pas le moindre souffle.

Il y avait un groupe de vaches. Elles avaient déserté le centre du pré et s’étaient réfugiées à l’ombre d’une haie.

— Ce n’est pas sûr que ça crève, protesta Anne. Quelquefois, l’orage s’éloigne.

Les oreilles de la chienne remuèrent, comme si elle aussi écoutait, comme si elle aussi guettait l’immobilité de la nature : elle ypercevait des choses que les femmes ne pouvaient pas sentir ; peut-être qu’elle reniflait de petits animaux qui foraient leurs galeries sous la terre, de petits animaux vivants, pleins de sang, des souriceaux, des taupes. C’était une chienne labrador, Babouchka, dite Babou.

Elle s’était couchée à leurs pieds. Elle haletait à petitscoups et bavait. Il faisait trop chaud. Elle avait un pelage trop épais, le cœur fragile, propre à sa race.

Il avait fait presque 40° dans la journée (38° à l’ombre), le soleil avait cuit la pelouse, l’herbe était jaune et sèche, et – comme dirait Florence à son mari Bertrand, quand elle rentrerait à Paris – une piscine n’aurait pas fait de mal. Je ne comprends pas Jean-Louis, dirait Florence. Surtout, je ne comprends pas Muriel. À sa place, j’insisterais.

À la radio, ils avaient parlé de « canicule ». Les deux invitées se dirent heureuses d’être en dehors des villes, de s’en être tirées (comme elles dirent en acceptant un verre d’eau fraîche) ; à la radio, ils avaient dit qu’il fallait boire ; des couches de pollution aux particules fines stagnaient sur les villes, surtout sur Paris.

Un instant, en respirant l’air chaud, plein d’une odeur d’herbe séchée, elles pensèrent à leurs poumons saturés de particules fines, au ciel saturé de particules fines, à l’odeur de gaz d’échappement sur les boulevards, à l’incessante circulation des livreurs et des cars de tourisme qui tournaient à la recherche d’un parking sans arrêter leur moteur, à l’orage qui peut-être se préparait là-bas, aussi, qui ferait claquer les fenêtres ouvertes des appartements, qui soufflerait jusque dans les couloirs du métro, et noircirait le ciel d’une couleur de mazout. À Paris, en cette fin d’été, le ciel du soir était de couleur soufre, une couleur de poison, on s’empoisonnait – cette couleur de poison magnifique, si belle au-dessus du pont Saint-Michel ou de la passerelle des Arts –, mais ici, en pleine campagne, l’air était pur, on aurait pu se croire au dix-neuvième siècle si des voitures ne passaientpas de temps à autre sur la route ; les vaches disposées sous les arbres composaient ce genre de tableaux des petits maîtres d’autrefois qui remplissent les musées, si justes qu’on a l’impression que les bêtes vont se mettre à remuer la queue et que les nuages vont glisser, se dilater lentement dans le ciel vide, quelle chance, dirent aimablement les deux invitées, ce grand jardin, cette belle maison, tout cet air pur, c’est magnifique !

— J’aime la campagne, dit Anne. J’y allais quand j’étais petite.

En réalité, l’immobilité de la campagne leur faisait peur. « Tout cet air pur » (comme elles dirent) les étouffait. Ce silence. Ce suspens. Elles avaient posé leurs sacs à côté de leur chaise, avec les magazines. Elles regardaient autour d’elles. Le grand ciel vide, laiteux et trouble, semblait glisser vers la bordure de l’horizon.

La maison était ouverte, sombre, comme une maison des Tropiques.

© Gallimard 2018

© Photo : Francesca Mantovani

 

Quatrième de couverture > Muriel, Anne et Florence, anciennes amies de fac, se retrouvent après des années dans le jardin de Muriel, à la campagne. C’est la fin de l’été ; elles parlent de tout et de rien, de leur vie. Que faire d’autre dans un jardin ? Il fait très chaud, l’orage menace, le soir porte aux confidences, aux souvenirs, à une angoisse vague comme la vie. Elles étaient jeunes au temps de la mort de Claude François, de l’élection de Mitterrand. Elles avaient une bande d’amis, elles suivaient un cours sur L’Éducation sentimentale. Elles dansaient sur « Sara perche ti amo », de Richi e Poveri.

Maintenant, elles ont des enfants, des maris avec qui elles se disputent ou qui les quittent ; elles ont l’âge où l’héroïne de Flaubert vient se jeter, trop tard, à la tête de son grand amour, Frédéric.

Dominique Barbéris a publié plusieurs romans aux Éditions Gallimard ; notamment Quelque chose à cacher (Prix des deux Magots 2008), Beau Rivage (2010), La vie en marge (2014).

Pages choisies par Annick Geille

Dominique Barbéris, L’Année de l’Éducation sentimentale, Gallimard, janvier 2018, 128 pages, 12,50 €

Aucun commentaire pour ce contenu.