Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Simon Leys. Extrait de : La mer dans la littérature française

EXTRAIT >

La fascination qu’exerce la mer, même sur les badauds terriens les plus insensibles, est un phénomène universel qui peut s’observer sur tous les littoraux du monde. Robert Frost a fixé ce mystère quotidien dans un poème d’une énigmatique simplicité:

« Les gens le long des plages

Se tournent et regardent tous du même côté ;

Ils tournent le dos à la terre

Et regardent la mer toute la journée.

[...]

Ils ne peuvent pas regarder bien loin,

Ils ne peuvent pas regarder bien profond ;

Mais ceci n’a jamais fait obstacle

À leur contemplation. «

Peut-on dès lors en conclure que l’amour de la mer serait un trait commun à toute l’humanité ? Edmund Wilson l’a nié avec une fureur qui trahit plus qu’un simple goût du paradoxe, dans un petit essai sur Diverses choses que je considère surfaites :

« Je considère qu’un authentique amour de la mer est une des choses les plus rares du monde : c’est un goût spécial et bizarre que très peu de gens acquièrent. Bien sûr, tout le monde aime la mer telle qu’elle apparaît du littoral [...] Là, la mer est romantique et belle parce qu’on n’en voit pas trop à la fois. En revanche, que pourrait-on dire en sa faveur quand elle se présente dans son état absolu, sans aucune plage pour la civiliser ? Comment pourrait-on tirer plaisir de sa colossale stupidité, de sa monotonie, de sa platitude ? [...] La mer est aussi stérile que le Sahara, son absence de vie est accablante. Durant une traversée océanique on se sent enfermé et oppressé par la présence d’un grand néant. La mer n’est même pas pittoresque, elle est trop vide pour ça. [...] Toutes les vagues se ressemblent, et on en a des millions sous les yeux ; ça vous rend malade de les voir, qui se comportent toutes exactement de la même manière. L’âme humaine est horrifiée et confondue par la stupidité élémentaire de la Nature. À bord d’un navire, l’esprit humain [...] est prisonnier ; ce n’est plus qu’un esclave et son geôlier est sourd et incorruptible – c’est un geôlier dénué de sensibilité et de compréhension, qui n’aurait même pas l’esprit de se laisser corrompre... »

Mais cette idée que la mer est une prison – ou, plus exactement, que la condition du marin est celle d’un forçat – n’est évidemment pas neuve. Déjà au XVIIIesiècle, Samuel Johnson l’avait formulée de façon mémorable : « Nul homme ne voudrait jamais se faire marin, à moins de n’être même pas capable de trouver un moyen de se faire jeter en prison. Car la vie à bord d’un navire est tout simplement celle d’une geôle où l’on serait de surcroît exposé à la noyade. » Mais aussi faut-il ajouter qu’au siècle de Johnson, et jusqu’à une époque relativement récente, la vie en mer était effectivement barbare – l’interminable catalogue de ses horreurs fait frémir : l’inconfort fétide, la promiscuité, l’humidité perpétuelle, le chaud, le froid, les rats, la vermine, les vivres avariés et immangeables, l’eau saumâtre, la grossièreté des compagnons de bord, la férocité sadique de la discipline – sans compter la possibilité constante de se rompre tous les os ou de se noyer en tombant d’une vergue par gros temps, le danger permanent de naufrage, la menace perpétuelle du scorbut (qui assurait une mort plus hideuse encore)...

Les propos de Johnson ne reflètent donc pas simplement les préjugés d’un génie excentrique, dépourvu de toute familiarité avec l’eau salée– ils ont été fréquemment confirmés par des témoins expérimentés, et il est troublant par exemple de voir, un siècle plus tard, un admirable romancier et poète de l’aventure marine répéter cette même évidence : la mer est invivable. Robert Louis Stevenson savait en effet de quoi il parlait quand, au terme d’une dangereuse navigation de six mois à bord d’une goélette qu’il avait affrétée pour explorer le Pacifique sud, il confessait dans une lettre à un intime :

« Et pourtant la mer est un horrible environnement qui abrutit l’esprit et empoisonne l’humeur ; la mer elle-même, son mouvement incessant, le manque d’espace, la cruelle absence de vie privée, les immondes nourritures en conserve, les matelots, le capitaine, les passagers – mais vous êtes amplement repayé de toutes ces misères dès qu’une île apparaît en vue, et que vous mouillez l’ancre à l’entrée d’un monde nouveau. »

Mais la force suggestive avec laquelle Stevenson évoque la mer dans son œuvre ne provient-elle pas précisément du fait que son expérience du large était profonde et vraie ? Cette expérience l’a certainement délivré des illusions et des stéréotypes qui affaiblissent ou faussent l’image de la mer que l’on trouve chez tant d’autres écrivains – parfois même chez les plus grands. Ainsi par exemple, Baudelaire (dont la carrière nautique ne semble pas avoir été très sérieuse, comme on le verra plus loin) a pu emprunter à la mer quelques métaphores splendides, mais l’emphase de certaines de ses apostrophes est plutôt faite pour susciter la douce hilarité des marins. Sur son fameux et vibrant « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! », on serait fort tenté d’appliquer la douche froide de cette description que Tabarly donne d’un vilain coup de vent : « ... à l’intérieur [de Pen Duick II] les voiles trempées répandent l’eau partout, et partout c’est le foutoir... Mais ce n’est vraiment pas le moment de faire le ménage. Toute la nuit, je me couche, me déshabille, me relève, me rhabille, monte sur le pont pour modifier mes réglages à cause des sautes d’humeur du vent. Aux doux rêveurs qui s’imaginent trouver la liberté sur la mer, je leur suggère de chercher ailleurs. »

Bien souvent, quand le lyrisme marin s’exalte sur le papier, il s’avère dénué de rapport avec les expériences que l’auteur a vécues sur l’eau. On pourrait trouver le meilleur exemple de ce divorce chez John Masefield qui a écrit, il y a exactement un siècle, le poème marin le plus célèbre de la langue anglaise, « Sea-Fever » :

« J’ai besoin de reprendre la mer, la mer solitaire sous le ciel,

Et tout ce que je demande, c’est un fin voilier, et une étoile sur laquelle régler mon cap. [...] »

À chaque relecture, ce poème exerce son effet avec l’infaillible et humiliante efficacité d’un coup de poing à l’estomac. Mais d’où vient donc le caractère équivoque de sa magie ? Durant son adolescence, Masefield avait été contraint de faire un stage sur un navire-école ; comme il souffrait abominablement du mal de mer, ceci fut la période la plus misérable de toute son existence. Sitôt débarqué, il se jura bien de ne plus jamais remettre les pieds sur un bateau – et il passa tout le restant de sa vie sur ses terres, le plus loin possible de l’eau salée. En même temps, toutefois, il se livra à une astucieuse exploitation littéraire de son bref passé de pilotin, tout en se gardant bien d’en jamais confesser la nauséeuse réalité. Esthétiquement, cette innocente dissimulation lui coûta cher : ses vers trop habiles demeureront pour les âges à venir comme le suprême échantillon de kitsch marin. (La littérature française n’est pas exempte d’œuvres semblables : le lecteur en trouvera quelques exemples fameux dans le présent volume.)

Mais à l’embarrassante faconde des marins improvisés répond le silence des vrais hommes de mer. Il semble parfois que les dons de fantaisie et d’expression qui font l’écrivain, et les vertus de sens pratique et de maîtrise de soi qui caractérisent le marin doivent s’exclure mutuellement. Dans son célèbre Typhon, Conrad montre comment c’est son manque d’imagination qui permet au capitaine MacWhirr de triompher imperturbablement des éléments ; mais le danger une fois surmonté, il ne réussit pas à communiquer son expérience : la lettre qu’il écrit à sa femme pour lui raconter comment il a sauvé son navire est tellement longue et ennuyeuse, que la pauvre madame MacWhirr ne parvient même pas à en achever la lecture.

L’aventure marine serait-elle donc essentiellement une invention de terriens ? Le fait est que la plupart des marins n’ont pas grand-chose à dire de la mer : c’est leur élément naturel, ils s’y sentent simplement chez eux (comme l’attestent d’ailleurs ces touchantes photos anciennes de capitaines cap-horniers dans leur cabine : on les voit qui lisent sous l’abat-jour de la lampe de cuivre en fumant un cigare, et l’on devine dans l’ombre, contre la cloison, une fausse cheminée en simili-marbre, des plantes en pots, et le piano de leur épouse). Un des plus extraordinaires aventuriers de la mer, sir Francis Drake, a donné son sentiment là-dessus, dans une lettre d’une désarmante et laconique sincérité : « Ce n’est pas que la vie à terre me déplaise ; mais la vie en mer est meilleure. » Que pourrait-on ajouter à cela ? Sur ce sujet, les marins ont toujours répété la même chose ; ainsi, dans un de ses derniers essais, Conrad confessait : « La monotonie de la vie en mer est plus aisée à supporter que l’ennui de la vie à terre. » Et avant cela, dans une nouvelle (laquelle, paradoxalement, est un chef-d’œuvre d’angoissante ambiguïté), il avait évoqué le soulagement du marin qui, après un séjour à terre, se retrouve enfin avec un bon navire sous les pieds : « Soudain, j’éprouvai à nouveau ce bonheur que donne la grande sécurité de la mer comparée aux agitations de la terre ; je me félicitai du choix que j’avais fait de cette existence dénuée de tentations, exempte de problèmes troublants, et à laquelle l’absolue franchise de ses exigences et la simplicité de son but confèrent une fondamentale beauté morale. »

Entre les hâbleries des gens de lettres (qui parlent de ce qu’ils ne savent pas) et les silences des gens de mer (qui savent, mais ne parlent guère), heureusement qu’il s’est aussi trouvé quelques marins qui se sont mis à écrire – comme Joseph Conrad – et quelques écrivains qui surent naviguer, comme Hilaire Belloc.

© Robert Laffont 2018

© Photo DR

 

Quatrième de couverture > Pierre Loti est un écrivain marin – tout le monde le sait. Mais Victor Hugo ? Selon Simon Leys, Hugo est tout simplement le plus grand écrivain marin de la littérature universelle, et il en apporte la démonstration éclatante. Chemin faisant, le lecteur fera auprès d'auteurs qu'il croyait connaître des découvertes tout aussi saisissantes, biscornues, inspirées, drôles, bouleversantes...

L'une des originalités du livre de Simon Leys est de montrer comment la mer a inspiré les écrivains français les plus divers, de toutes les époques et de tous les styles. De Montaigne, Pascal, La Fontaine ou Corneille à La Bruyère, Rousseau, Chateaubriand, Voltaire, Flaubert ou Michelet. Et parmi les écrivains plus contemporains : Apollinaire, Bloy, Maupassant, Nerval, Rimbaud, sans parler de Jules Verne.

Simon Leys rassemble ici des œuvres consacrées non à la littérature de la mer, excluant récits et témoignages d'exploration ou de navigation, mais à la mer dans la création littéraire. Son choix porte exclusivement sur des textes d'écrivains, poètes ou romanciers. Leys s'est aussi fixé comme règle de n'accueillir que des auteurs de langue française ou dont les écrits ont été, comme c'est le cas de Joseph Conrad, directement rédigés dans notre langue. Il montre ainsi la place prédominante que la mer occupe dans notre patrimoine littéraire et à quel point elle fut et demeure pour la plupart des écrivains un thème constant et inépuisable d'inspiration.

Écrivain de renommée internationale, essayiste, traducteur, historien de l'art, sinologue et professeur d'université, Simon Leys (1935-2014) s'est fait connaître, entre autres ouvrages, par son pamphlet Les Habits neufs du président Mao, en 1971, qui fit scandale. Il figure dans ses Essais sur la Chine rassemblés dans la collection "Bouquins".

Pages choisies par Annick Geille

Simon Leys, La mer dans la littérature française, Robert Laffont, coll. « Bouquins », février 2018, 1676 pages, 33 €

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