Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Mimouni. Extrait de : Les mémoires maudites

EXTRAIT >

La tierce forme

La communauté juive française – la dernière grande communauté juive présente sur le continent européen désormais – cette communauté modifiait son rapport au sionisme dans les années cinquante et soixante. Les autorités françaises admettaient, désormais, que les Juifs constituaient un peuple, et pas seulement une religion. Le nom d’israélite rappelait des souvenirs qu’il valait mieux oublier. Il disparaissait du vocabulaire des Juifs de France. Mais Proust lui-même était relégué dans la catégorie la moins reluisante des israélites, voire des demi-israélites. Le centième anniversaire de sa naissance ne suscita que de l’indifférence dans la communauté juive française. Il n’était pas question de rapprocher Proust de Cohen ou de Levinas. Il allait de soi qu’il n’y avait aucun rapport entre eux. Le bal costumé donné par les Rothschild pour fêter le centième anniversaire de Proust, où les invités étaient priés de prendre l’apparence d’un personnage de la Recherche, ne constituait qu’un divertissement privé, sans le moindre rapport, là non plus, avec la communauté juive, même s’il était organisé par les dirigeants communautaires. Les journaux n’en ont pas parlé alors. On n’en a eu connaissance que des années plus tard. Le prix offert à Romain Gary, pour le meilleur costume lors de ce bal, un prix dont Gary était très fier, ce prix ne récompensait que son élégance vestimentaire. Pourquoi aurait-il récompensé son œuvre ?

La constitution d’une littérature juive de langue française, telle que Cohen l’envisageait en 1923, s’était réellement opérée. Il lui fallait encore être discrète. Les Juifs célébraient le centième anniversaire de Proust quasi clandestinement, selon la tradition marrane, sans même qu’ils en aient conscience.

Cohen publiait alors Belle du Seigneur, un roman dont certains chapitres se présentaient sans alinéas ni ponctuation, comme une page de la Bible ou du Talmud dans leur forme originale. Cohen poussait à l’extrême ce que Proust faisait déjà. La longueur de ses phrases, la rareté des alinéas, la ponctuation réduite au minimum, affolaient les premiers lecteurs de la Recherche dans les maisons d’édition qu’il sollicita. On n’avait jamais vu ça. On n’y comprenait rien. C’était de l’hébreu.

Les talmudistes mêlaient deux formes littéraires dans leur texte : une forme conceptuelle, juridique et exotérique, dite halakhique, afin de produire les lois dont dépendait l’existence des communautés juives, et une forme romanesque, poétique et ésotérique, dite aggadique, qui constituait le corpus des chroniques, des légendes, des paraboles de la tradition juive, mais toujours entrelacé au corpus juridique dans le même ensemble.

Barthes remarquait que Proust, au moment de se lancer dans la Recherche, en 1908, se trouvait à la croisée de deux voies, tiraillé entre deux côtés : « le côté de l’Essai (de la Critique) et le côté du Roman ». Barthes ne songeait pas pour autant à la croisée de la forme halakhique et de la forme aggadique. Pourquoi y aurait-il songé ? Il préférait s’appuyer sur les théories de Jakobson, l’un des linguistes au fondement du structuralisme, issu d’une famille juive traditionnelle pétrie par la culture talmudique et cabalistique.

Proust se compare à Jakobson, pour Barthes : « Il sait que chaque incident de la vie peut donner lieu ou à un commentaire (une interprétation), ou à une affabulation qui en donne ou en imagine l’avant ou l’après narratif. » Barthes, qui n’ignorait rien des origines juives de Proust, ni de celles de Jakobson, retrouvait comme par hasard dans la Recherche les deux formes littéraires entrelacées dans le Talmud, sans y faire la moindre allusion, alors que Lacan et Derrida commençaient déjà à établir la relation entre la linguistique moderne et la tradition juive – Barthes ne pouvait pas l’ignorer non plus. Mieux valait l’oublier. Comment qualifier la Recherche ? « Essai ? roman ? Aucun des deux ou les deux à la fois, ce que j’appellerai une tierce forme », concluait Barthes.

Ouvrez Les Matinées du samedi de Godchaux Weil – un texte facilement consultable en ligne. Vous aborderez un condensé du Talmud, conçu de la même manière, destiné aux Juifs de France autant qu’à ceux de la diaspora séfarade d’Afrique du Nord, des Balkans et du Proche-Orient. Des considérations sur la providence, sur l’âme, sur la survie d’Israël, s’y mêlent à des citations de Racine, de Pascal ou Lamartine, et aux chroniques les plus diverses, historiques ou légendaires, issues de l’époque biblique aussi bien que des pérégrinations des Juifs en Babylonie sous les Perses, en Espagne sous l’Inquisition, ou en Europe au XIXe siècle. On passe de Pascal à rabbi Akiba, ou d’un derviche tourneur à Napoléon, sur la même page. Qu’est-ce que c’est que ça ? Une tierce forme, précisément.

« Une idée a surtout dominé mon travail, expliquait Godchaux, c’est d’offrir à nos enfants la comparaison continuelle du sort actuel des Israélites avec leur situation durant les siècles qui se sont passés depuis la destruction du second temple. » Mais comment Proust aurait-il pu retenir cette leçon ? Qu’est-ce qui prouve qu’il a lu l’ouvrage de son oncle ? L’effet déterminant de l’oncle sur le neveu, dans la Recherche, mieux vaut également l’oublier. Que l’un des principaux talmudistes de langue française ait été, justement, l’oncle de Proust, un oncle qu’il a connu enfant, constitue un fait dont les experts proustiens, en règle générale, ne tirent aucune conclusion quant à Proust.

Les Matinées du samedi étaient distribuées dans toutes les écoles de l’Alliance israélite universelle, près de deux cents autour de la Méditerranée. Depuis le Maroc jusqu’en Perse, les enfants juifs apprenaient le français en le lisant. On en trouvait un exemplaire dans toutes les maisons juives. Des enfants comme Albert Cohen, Georges Cattaui ou Jean de Menasce, l’avaient eu en main dès qu’ils commencèrent à apprendre à lire. Ils y reconnaissaient la forme tierce que Barthes retrouvait chez Proust – une forme spécifique à la littérature juive, aussi bien chez les talmudistes que chez les cabalistes, avec des digressions qui ralentissent la dynamique du récit, des incidentes si nombreuses que le lecteur perd complètement de vue l’objet de la thèse – toutes choses que Darmesteter signalait déjà dans son ouvrage sur le Talmud.

Voilà l’un des caractères qui permet de reconnaître un Juif, peut-être plus encore que le profil assyrien. D’où vient-il ? De l’hérédité ? De la culture familiale ? De l’habitude d’étudier des textes juifs ? On ne le sait pas. Un caractère comparable à celui de l’efféminement chez les homosexuels. Non une identité juive, mais une contre-identité toujours là pour démentir l’identité désirable. Ce qui est sûr, c’est que ce caractère s’accentue particulièrement chez Proust.

« Il y a vraiment là un cas pathologique, nettement caractérisé », notait l’un des lecteurs au service des éditions Fasquelle pour rendre compte de la Recherche. « Le seul moyen, difficile, de donner une idée de l’œuvre, c’est de suivre l’auteur pas à pas, à tâtons comme un aveugle que l’on est. »

Le miroir d’eau

Il y a une mare à Montjouvain. Elle forme un miroir d’eau. Il intrigue Marcel. Ce miroir d’eau, il le voit sans le voir. Il lui faut faire appel à l’aveugle pour le voir vraiment. On fait appel à lui comme on respire. L’aveugle se loge dans le corps, dans les muscles, dans le système nerveux comme une espèce d’éponge destinée à absorber tout ce que récuse la mémoire des yeux.

Quand il tourne autour de la mare, l’humidité qu’elle répand, l’odeur de vase qui en émane, la végétation et la foule d’insectes qui occupent ses bords assimilent le lieu à une nébuleuse pleine de vertiges et d’aléas. L’aveugle s’y trace un sillon en se guidant avec son bâton. En prolongeant la main, le bâton crée une narration, en quelque sorte. Elle lui indique les obstacles, elle lui garantit que le terrain qu’il explore reste solide et qu’il peut y progresser sans crainte de trébucher. Mais, au-delà de ce fil narratif, tout reste mystérieux. Tout reste dangereux.

Néanmoins, pour se situer, l’aveugle dispose d’un autre instrument. Il sollicite les bruits qui l’environnent – le clapotement de l’eau à sa gauche, l’agitation du feuillage à sa droite – auxquels il associe les accidents de terrain de toute nature qui balisent son parcours. Il y a un cabanon au bord de la mare. Il est obligé de le contourner pour faire le tour du miroir. Cette cahute mangée par du lierre lui crée un repère régulier, comme sur un cadran. L’aveugle modèle une maquette virtuelle du lieu. Il se représente la mare comme une cuvette. Il place autour d’elle le cabanon, les arbustes, les roseaux, comme en miniature. Il façonne mentalement une carte en relief du lieu, une vue prise du ciel en quelque sorte. Plus la carte sera détaillée, plus l’aveugle se sentira à l’aise sur le terrain.

La vision à vol d’oiseau relève de la forme halakhique, celle dont dépend la théorisation du lieu, alors que la vision frontale, au ras du sol, en continu, relève de la forme aggadique, le bâton constituant comme un roman du lieu. Intégrées l’une à l’autre, elles créent la double vision – la parallaxe, autrement dit la forme tierce, talmudique – sans laquelle un aveugle ne pourrait pas se déplacer aussi facilement qu’un clairvoyant dans ce lieu.

Mais intervient un orage, maintenant. Il sonorise le paysage. Il y crée une musique que l’on n’y entend pas d’ordinaire. Battu par la pluie, le miroir d’eau bouillonne. Il prend l’aspect d’une matière unique en son genre. Sa vibration sonore ne ressemble à aucune autre. La pluie flagelle la mare comme la membrane d’un tambour. Si la mare semble bouillonner alors, c’est que sa surface résonne en renvoyant un écho d’autant plus sonore que la pluie sera plus forte. Le miroir d’eau s’accorde avec le ciel. Son eau fait comme une colère aussitôt qu’un orage éclate. Elle s’adoucit aussitôt que la pluie se calme. Le miroir d’eau répond au ciel. Il le redouble. Il lui donne une image. Le tintement des gouttes pixellise, en quelque sorte, la surface de l’eau. Il ne la pixellise qu’un moment, quand la pluie diminue, parce qu’alors seul le miroir renvoie le cliquetis des gouttes. Cela ne dure qu’une minute ou deux, jusqu’à ce que la pluie cesse, mais c’est un moment merveilleux : le disque de la mare, alors, se dessine tout seul.

Mais s’y ajoute le soleil, maintenant, qui répand sa chaleur. Le vent souffle. Il agite le lierre et les herbes folles qui poussent sur le cabanon. Il profile le volume de la cahute. Une poule s’est juchée sur le toit. Elle renvoie son odeur avec son duvet à l’aveugle à travers la mare, portée par le vent. Ce cabanon, il le voit. Et voilà qu’il se reflète dans l’eau. « Je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : “Zut, zut, zut, zut !” » Mais, ce reflet, il ne le voit qu’en lecteur.

Se crée un problème. Le miroir d’eau n’intéresse que le narrateur aveugle. Le narrateur clairvoyant, lui, n’a aucune raison de s’y intéresser autant. Il n’a aucune raison de s’écrier avec un enthousiasme sans borne : « Zut, zut, zut, zut ! », quand il aperçoit le reflet du cabanon dans l’eau, puisque précisément, ce reflet, il devrait le voir comme tout le monde. Pourquoi s’y intéresser autant ? Le clairvoyant n’en sait rien. Il éprouve seulement la même joie que l’aveugle. Pour autant, cette joie ne constitue pas moins une énigme. Cette joie, pourquoi l’éprouve-t-il ?

C’est ainsi que débute À la recherche du temps perdu. Le roman a déjà débuté, mais la recherche elle-même, son besoin, son accroche, le narrateur ne la ressent qu’à ce moment-là – du moins il situe le début de la recherche à ce moment-là – devant le miroir d’eau.

La vue, quand elle arrive, ne stupéfie qu’un aveugle. Pourquoi stupéfierait-elle un clairvoyant ? Ce miroir d’eau, je le vois. Et alors ? Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ?

© Grasset 2018

© Photo : Gilles Mimouni

 

Quatrième de couverture > Dans le grand œuvre de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, les Juifs et les homosexuels occupent une place centrale – voire de plus en plus essentielle à mesure que l’auteur s’achemine vers son « Temps Retrouvé ». Il y a même, entre ces deux « races » (c’est le mot, désormais politiquement incorrect, que Proust lui-même utilise) une commune « malédiction », qu’il est fascinant de comprendre et d’analyser. C’est à cette tâche que se consacre l’ouvrage majeur de Patrick Mimouni. Ainsi, explorant les « Mémoires maudites » des habitants de Sodome et des enfants d’Israël, il en arrive à « relire » l’ensemble de la Recherche sous un angle entièrement renouvelé. Mieux, il reprend des épisodes absolument familiers aux proustiens classiques – comme « les vertèbres du front » de Tante Léonie, « l’antisémitisme » de Bloch, les « danses nuptiales et bourdonnantes » du baron de Charlus, « la Croix de guerre » que Saint-Loup oublie dans la maison de passe de la rue de l’Arcade, etc. – en les resituant dans un contexte plus vaste : celui de la société française à l’aube du XXe siècle. Il en résulte un ouvrage follement romanesque malgré son érudition. Et qui, à n’en pas douter, fera autorité dans les cénacles (de plus en plus vastes) proustiens.

Patrick Mimouni est cinéaste et écrivain. Il est surtout un immense lettré qui a consacré plus de dix ans de sa vie à explorer À la Recherche du temps perdudans ses moindres détails. A ce titre, son ouvrage fera date dans la grande bibliothèque proustologique.

Pages choisies par Annick Geille

Patrick Mimouni, Les mémoires maudites : Juifs et homosexuels dans l'œuvre et la vie de Marcel Proust,Grasset, coll. « Figures », avril 2018, 480 pages, 22 €

Aucun commentaire pour ce contenu.