Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Franck Maubert, L’eau qui passe : Cet enfant qu’il n’a pas été

« C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri face à la généralité et à la science », disait Roland Barthes. De la nécessité qu’il y a pour l’artiste de « laisser filtrer » des « indices personnels » et « d’entrouvrir son laboratoire secret » dans l’élaboration de l’œuvre, Frank Maubert, critique d’art, essayiste et romancier, semble lui aussi persuadé. Vivant dans la compagnie (réelle ou imaginaire) des plus grands – Lautrec, Picasso, Bacon, le sculpteur Giacometti, entre autres –, l’auteur de L’eau qui passe se devait de mettre à l’œuvre, plus que jamais et toutes proportions gardées, ce qu’il a toujours prisé chez ses maîtres : un imaginaire assez puissant pour réinventer le réel. Mission accomplie ! 

L’eau qui passe est une fiction magnifique, et non l’assemblage de souvenirs d’enfance, avec épanchement obligé. 

Le pitch ? Retrouvant, tant d’années plus tard, les paysages – et le chagrin – intacts de son enfance, le narrateur se souvient. Fils d’une mère non-aimante et d’un père inconnu – donc absent –, ce narrateur communie avec la nature, scrutant la rivière de son enfance, identiques à ce qu’elles étaient jadis : c’est la parfaite – et parfois si cruelle – énigme de l’indifférence du monde ; une beauté pérenne qui permet au narrateur de mettre sa douleur à distance. L’eau de la rivière, que cet homme meurtri retrouve telle qu’il la voyait enfant, sauf qu’il est à mi-parcours, avec tout ce qu’il a accompli, coule comme le temps. « J’ai grandi sous l’empire du milieu campagnard et en ai tiré toute ma force. » L’ex-fils de personne ne pourra jamais réparer son désastre intime, ni quitter « cette maison de l’enfance », mais par ces lumières dansantes sur la rivière, et leur représentation, par l’art, donc, il a « survécu », dirait Malraux. « L’œuvre d’art répond à cette définitionaussi facile à énoncer que difficile à comprendre : avoir survécu. »

La splendeur consolante des œuvres que l’enfant de chœur de Provins (« Dans les églises, je crois avoir eu ma révélation de l’art ») chérissait déjà, constitue une armure contre le néant et, pour finir, la trame d’une œuvre, dont ce roman poignant. L’orphelin solitaire d’hier s’est donné « un pédigrée » (cf. Modiano). Le frère littéraire du Rémi de Sans Famille s’est créé une filiation : tous ces artistes morts ou vivants qu’il « a de si près tenus et tant aimés » finiront par devenir, à force de compagnonnage intellectuel, plus que des amis, de véritables parrains. 

Conclusion de l’auteur : « Ne pas avoir de parents pourrait être la condition première de la liberté. » Truffaut aurait apprécié. Le lecteur est sous le charme d’une écriture fluide et réparatrice telle la matière mystérieuse de cette rivière que contemple le narrateur. « C’est ainsi que j’entrais en contact direct avec la nature, habité par un sentiment d’être primitif, persuadé que l’absence de parents était une chose positive. Et j’ai grandi avec le sentiment d’être mon propre enfant. »

Soudain, le narrateur voit surgir devant la rivière une « toute petite femme ». Sa « mère », qu’il n’a jamais pu appeler « maman ». « Il ne faut pas venir ici ! » dit-il à celle qui a gâché sa vie. Tous ceux qui n’ont pas été aimés le savent : à force de travail, l’on peut guérir de son enfance mais mieux vaut ensuite, par prudence, ne pas tenter le malheur.

EXTRAIT > 

Que cherche-t-on face au portrait d’un enfant, sinon sa propre enfance  enfouie ? M’apparaît Aurore, un buste de Camille Claudel. L’artiste inscrit et fixe pour l’éternité cette sérénité perdue, cette insouciance, cette infinie douceur effacée par les années. 

« L’aurore » représente l’enfant que Camille Claudel n’a pas été, l’enfant qu’elle n’a pas eu avec Rodin, cet enfant qui cherche la tendresse maternelle, celui qui attend le regard de l’autre. Voilà les caresses qu’appelle ce bronze. L’onde de la chevelure se creuse, tournoie, se lâche et entoure les épaules dénudées. Le regard levé vers d’autres cieux est chargé d’innocence, de lucidité et d’effroi. Son intensité, sa gravité solennelle questionnent. Qui interroge-t-il ? Un regard comme un appel. Cette fillette n’est pas un ange, n’a pas autant d’assurance dans le regard. Même si on peut y déceler une certaine fragilité. Camille Claudel dépasse la simple représentation d’un enfant, elle se dépasse. Son « Aurore » est un des plus beaux visages de l’enfance. 

Quatrième de couverture > « Certains jours de chaleur, à la vue des herbes brûlées sous le soleil, ou dans les arbres dépouillés du cœur de l’hiver, dans les eaux scellées, je sens monter en moi quelque chose de déchirant, un sentiment de solitude. Alors, il peut m’arriver de parler aux poissons privés de parole. Je ne quitterai donc pas cette enfance, cette grande maison de l’enfance. Comme autrefois, je pourrais danser sous le cerisier. Juste précipiter le temps. Attendre. Attendre comme j’attendais qu’Irmina rentre du Paraclet. Attendre comme j’attendrai longtemps un père qui n’est jamais venu. Attendre comme j’attendais la visite de ma mère. »

Annick Geille

Photo © Francesca Mantovani-éditions Gallimard

Franck Maubert, L’eau qui passe, Gallimard, octobre 2018, 140 pages, 13 €

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