Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Georges-Olivier Châteaureynaud, Contre la perte et l’oubli de tout : Le visionnaire

Georges-Olivier Châteaureynaud porte toujours un chapeau. Des vestes amples, plutôt du beige. Une tenue décontractée, « sport », dirait-on dans les magazines féminins ; ce gentleman-farmer du milieu littéraire, inventeur du « réalisme magique », est devenu, de livre en livre, une sorte de « paysan de Paris » 2018. Georges-Olivier Châteaureynaud pourrait s’exclamer, tel Aragon : « Où le merveilleux perd ses droits commence l’abstrait. Le fantastique, l’au-delà, le rêve, la survie, le paradis, l’enfer, la poésie, autant de mots pour signifier le concret. » Ce visionnaire qu’est Châteaureynaud aime lui aussi « la lumière moderne de l’insolite ». Tout ce qu’il convient pour bâtir une mythologie contemporaine, ce que fait Georges-Olivier Châteaureynaud dans tous ses livres, romans, nouvelles et essais, tel ce Contre la perte et l’oubli de tout qu’il publie aujourd’hui. 

Sur les pas d’Aragon, Châteaureynaud scrute Paris (mais aussi la banlieue et la province) pour déceler « Le merveilleux du quotidien ». G.-O.C – comme l’appellent ses proches – est non seulement passionné de littérature, mais obsédé par le verbe – celui des autres et le sien. Romancier et nouvelliste, G.-O.C ne la ramène pas, ne parle jamais fort, donne rarement son avis. Prix Renaudot pour La Faculté des songes – il siège au sein du jury depuis 2010 – et Prix Goncourt de la nouvelle pour Singe savant tabassé par deux clowns, G.-O.C appartiendrait, en peinture, à ce que l’on appelle la « nouvelle figuration ». Présent et passé se télescopent pour donner au réel une drôle d’allure.

Tel ce bijou qu’est le conte intitulé : « Histoire de l’abribus hanté » (manière de remplacer les châteaux d’antan). Le personnage de Mélanie, « blême et transie dans ses habits d’un autre temps » – le sien – illustre « un fantastique chimiquement pur, sans l’adjuvant de la terreur ». Ce que s’attache à créer Châteaureynaud, c’est un monde à part, inventé par ce parigot rêveur. La bizarrerie des objets du monde, Georges-Olivier Châteaureynaud la transmet, ce pour quoi il est cet écrivain du fantastique « soft », c’est-à-dire le traducteur d’un réel à peine déformé. « Le fantastique, nous dit-il dans Contre la perte et l’oubli de tout, est le parent pauvre des lettres hexagonales, pollué par le gore et le néo-satanisme. » 

« Ce qui m’intéresse, ce sont les lambeaux et bribes déposés en moi au fil du temps, que je manipule à tâtons, que j’examine à l’aveuglette, comme au fond d’une crypte », disait-il dans La vie nous regarde passer (beau titre), roman de la mythologie familiale. Une vie recréée, par l’art de la fiction. Aujourd’hui, Châteaureynaud nous offre avec Contre la perte et l’oubli de tout sa mythologie littéraire. Des textes fondateurs, ses parrains en littérature. « Le fragile papier dure plus que le granit », rappelle Châteaureynaud. Breton d’adoption, obsédé de signes, il donne au moindre carrefour, à la plus petite courette du Quartier-Latin, cette mystérieuse aura digne d’une séquence d’Orson Welles ou de Joseph Mankiewicz

Enfance précaire, tendance solitaire. Dépressions maternelles. Absence de père. Une blessure initiale, puis la réparation par la découverte des grands auteurs, l’envie de suivre ce chemin. D’où la présence, dans cet essai de la maturité, de la fatalité, du temps, de la mort. Avec la ronde de ces maîtres qui ont fait G-O.C : Jean Paulhan, Noël Delvaulx, Edgar Poe, André Hardellet, Marcel Schneider, Hubbert Haddad (avec Haddad, Châteaureynaud fondera plusieurs revues littéraires), Annie Saumont, etc. Sans oublier les « inventeurs », certaines figures de l’édition : Bernard Privat, José Corti et Jacques Brenner. Et leurs décors, LE lieu du littéraire, ce Quartier-Latin, théâtre de sa jeunesse et matrice de son imaginaire d’écrivain. « C’est là que j’ai pris le goût de remuer des piles de livres, qui ne me quittera sans doute qu’avec celui de vivre », précise l’auteur.

Terminant cet article, j’écoute « La boxeuse amoureuse », d’Arthur H. La mélodie et les paroles vont bien avec la mélancolie de Châteaureynaud, et ce « quotidien », métaphorique : « elle esquive les coups, la boxeuse amoureuse ». Une chanson dédiée à la mère d’Arthur H, je crois : magnifique.« Un monde à part tellement plus réel que le nôtre, et tout aussi mystérieux. Ou est-ce l’inverse ? » s’interroge Georges-Olivier Châteaureynaud. Grâce à la boxeuse rêvée par Arthur H, je me souviens de Benoît « Brisé », personnage inventé par Châteaureynaud, et frère de l’héroïne en sanglots. La fiction, c’est beau. 

EXTRAIT >

Si je regarde en arrière, il m’apparaît que la petite bande dont je parlais plus haut a réalisé le rêve global partagé à vingt ans. Nous avons ajouté notre grain de sel au fricot de l’époque. Nous avons publié des nouvelles, des romans, des essais, des pièces de théâtre, des recueils de poèmes, des revues, nous avons peint des tableaux, nous avons été critiques littéraires, critiques de cinéma, jurés de prix, alchimistes, libraires en chambre ou en boutiques, galeristes, experts agréés en photographie, éditeurs au Venezuela. (…) Bref nous avons fait de notre mieux, et nous battons encore le pavé du Quartier (« Latin », ndlr) à nos heures, à nos jours, même si certains d’entre nous ne font plus que le hanter au sens propre.

Quatrième de couverture > En nous entourant de livres, nous nous efforçons de délimiter autour de nous un enclos d’éternité. Une telle compulsion signe notre appartenance à l’espèce humaine : nous le savons jusque dans nos gènes, rien n’est impérissable, et nous tentons désespérément d’apurer notre éternel débit sur les registres du temps. 

Dans notre lutte contre la perte et l’oubli de tout, nous usons d’armes paradoxales. Le fragile papier dure plus que le granit. C’est qu’il se prête à la duplication, à la multiplication, à la dissémination. Les vingt ou trente exemplaires combustibles et putrescibles d’un incunable avaient plus de chances de traverser les siècles qu’une stèle de pierre. Pour celle d’Hammourabi qui nous est parvenue, combien reposent à jamais « sous dix couches de ténèbres » ? A contrario, a-t-on vraiment perdu une phrase, une ligne, depuis l’invention de l’imprimerie ? Naïfs nazis, gourdifles en chemise brune ! Brûler un livre, c’est brûler Phénix.

Annick Geille

Photo © Philippe Matsas/Opale/Leemage

Georges-Olivier Châteaureynaud, Contre la perte et l’oubli de tout, Albin Michel, août 2018, 224 pages, 18 €

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