Lucien Wasselin présente la donation Kijno à Nœux-les-Mines

Éternel rebelle, Kijno n’aura eu de cesse de pratiquer le contrepied. Non qu’il soit dans la contradiction de principe (quoique… sa formation philosophique lui inspirait de penser autrement). Mais plutôt qu’il soit dans l’avenir. L’attente. L’espoir. Quitte à provoquer et à passer en force quand nécessité fait loi. Angela Davis s’en souvient encore : quelles toiles pour la soutenir et l’honorer ! Quelle folie cette conférence avec Jean Genet… Bref, pour qui découvrira la donation Kijno à Nœux-les-Mines, pénètrera dans l'univers du peintre. Et s’interrogera. Pourquoi une telle exposition permanente dans cette petite ville de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais ? Pourquoi un bâtiment administratif (la salle du conseil de l’Hôtel communautaire) et non un lieu dédié à l’art ?

Mais qui est-il ce Kijno ?


Lucien Wasselin, de part son histoire avec la région. Son engagement. La confiance qu’il a su tisser avec le peintre, se vit confier en 2008 la tâche de mener à bien le projet. Quelques années plus tard, après un parcours que l’on devine semé d’embûches. On connaît le tatillon de l’Administration française. Et le parler franc de Kijno qui avait des exigences. Pour ne pas dire des conditions non négociables. Tableaux furent livrés. Plus, dernièrement, le violon de son père. Et accrochage fut réalisé, inauguration et… ultime témoignage de cette donation, ce bel ouvrage aux magnifiques photos, ouvert par Salah Stétié.


"Lad, homme au grand cœur, avait quatre cœurs. Je veux parler d'abord des deux premiers. L'un était pour le ciel, et l'autre pour la terre, ses deux patries. Entre les deux, libre de tout, l'Ange Couleur, celui qui peint avec sa propre plume. À chaque tableau qu'il imagine sur soixante-dix ans de création jamais ralentie, jamais interrompue, toujours renouvelée par son respir, l'Ange Couleur allait, venait, tournant autour du peintre pour l'aider à configurer le monde. Le monde de Lad dans le monde de l'ange, comme par la radiographie permettant de voir le fœtus encore endormi mais bientôt réveillé dans le sein de sa mère, le monde de l'Ange dans le cœur et l'intelligence de Lad, créateur et créature s'épousant et s'épuisant dans le même combat sous la même enveloppe. Car Lad croyait à l'Intelligence, c'est-à-dire aux liens étroits entre les choses et l'Esprit. […] Comme Paul, et comme Thomas, il croyait à l'Animus et à l'Anima, l'Anima la substance originale et féminine de l'Âme que l'Animus, l'Esprit, le Modeleur inspiré, formulateur et normatif, venait achever selon sa propre règle, participant aussi avec les propres moyens de l'homme, si pauvres fussent-ils, à la création universelle, celle qui derrière l'homme retrouve l'ouvrier, ce contributeur à la vision du Grand Tout."


Hé oui, Kijno fracasse les murs auxquels sont accrochées ses toiles. Il broie le décor pour installer sa propre respiration. L’air de rien il bouleverse l'espace dans lequel le visiteur est alors sans repère. Un peu perdu il n’aura de cesse de vouloir se raccrocher à la peinture. Aux sons qui en émanent. Aller vers la couleur. Exit les autres (individus, cultures, civilisations ...) puisque c’est d’un tout qu’il s’agit. L’effet Kijno fait voler en éclats les portes-fenêtres aux barreaux invisibles qui nous emprisonnent. Dès que le regardeur pose son regard sur un tableau, l’Eden se donne à lui…


Ladislas Kijno est un peintre de renommée internationale injustement oublié dans son propre pays. Qui se souvient encore qu’il a investi la salle centrale du Pavillon français, en 1980, à la Biennale de Venise où il exposa Le Théâtre de Neruda ? Trente toiles froissées de 6 mètres de haut sur 1,70 mètre de large. Hommage au poète chilien, ancien ambassadeur du Chili à Paris (toiles aujourd'hui accrochées à Lille Grand-Palais). Les œuvres de Kijno sont présentes dans de nombreux musées et fondations dans le monde entier (1). Il naît en 1921 à Varsovie d'une mère française (née à Barlin, près de Nœux-les-Mines) et d’un père polonais (premier prix de violon au conservatoire de Varsovie). Il nous a quittés le 27 novembre 2012.


Kijno fit ses études à Arras, puis à la Faculté catholique de Lille. Un chemin qui le conduisit à une passion de l’absolu, dont il ressentit aussitôt les implications théologiques, une soif de croire qu'il voulut approfondir et dès lors assumer à travers l’expérience mystique, rapporte Raoul-Jean Moulin dans son extraordinaire monographie publiée au Cercle d’Art, en 1994. Passées une paire d’années au sein d’une communauté religieuse (1939/1940), il refuse le dogme et repositionne sa pensée. Il est sujet à de fortes crises métaphysiques et mystiques. Écrire ou peindre ? Mais en 1942 la maladie décide pour lui. Nombreux séjours en sanatorium, au plateau d’Assy en Haute-Savoie, jusqu’en 1954. Il y mènera ses premières recherches picturales. Participera à la décoration de l’Église du plateau d’Assy (avec Fernand Léger, Jean Lurçat, Germaine Richier, Henri Matisse, Georges Braque ou Marc Chagall) Kijno signe La Cène (peinture et fusain a tempera sur isorel, 120 x 275 cm, 1949-1950), déposée dans la crypte de l'église. C'est le début d'une vie entièrement consacrée à la peinture. D’ailleurs, en 1948, Kijno brûla tout ce qu'il avait écrit jusqu'alors. Puis ce seront au tour des tableaux en 1955. L’excellence ou rien ! Son œuvre sera dictée par une exigence implacable.


L’ensemble des seize œuvres de la donation rend compte du parcours de Kijno. Quinze tableaux et une bannière embrassent les années 1963-2005. Panorama des techniques employées : le froissage (qui l’a rendu célèbre), la projection glycéro-phtallique (qu'il fut le premier à utiliser sur les tableaux), le mélange des techniques... On y voit aussi façon de travailler par séries : le cycle Retour de Chine (avec les séries des Bouddhas, des Architectures, des Pierres, des Ombres, des Cavaliers de lumière et des Cavaliers éclaboussés), né d’un voyage fait en Chine au printemps 1983 avec son ami le peintre Chu Teh-Chun, est particulièrement – et magnifiquement – représenté dans cette donation.


Tout un vocabulaire plastique qui est la patte de Kijno : le graphisme nerveux des Hommages, cette concentration de formes et de forces vers le signe ou l’effigie, comme l'écrit Raoul-Jean Moulin, les formes arrondies ou ovoïdes (depuis les Galets d’Antibes, ou les papiers froissés). On peut alors suivre à travers ces œuvres l’attention dont a toujours fait preuve Kijno à l'égard des autres civilisations et des autres cultures, sa spéléologie mentale qui lui permet d'explorer la Chine, le Japon (avec Zen choc), le jazz, la poésie, l’Histoire et d'extraire de ces territoires leur essence...


Cette donation, conclut Lucien Wasselin, révèle la volonté de Kijno d'aller vers les assises du monde comme disait Cézanne : un monde qu'il nous permet d'habiter avec lucidité, intelligence et sensibilité ; et poétiquement avec Rimbaud, le sublime poète de la Lettre du voyant...


Annabelle Hautecontre


(1) Musée National d'Art moderne / Centre Beaubourg ; musée National d'Art moderne de la ville de Paris ; musée Picasso d'Antibes ; musée des Beaux Arts de Lille ; musée du Havre ; musée de Dunkerque ; musée de Marseille ; Fondation Maeght.
Mais aussi dans les musées des Beaux Arts d'Alger, de Dresde, de Santiago du Chili, de Pékin, de Caserte, de Tahiti...



Lucien Wasselin, Kijno, une donation, introduction de Salah Stétié, 170 x 220, couverture dure contrecollée, plus d’une trentaine de reproductions couleur, Les éditions du Littéraire, décembre 2013, coll. "la Bibliothèque d’Alexandrie", 100 p. – 25,00 €

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