Entretien avec Laurent Bettoni pour La double vie de laura_73

Laurent Bettoni est écrivain et chroniqueur littéraire. On se souvient notamment de son premier roman remarqué, Ma place au paradis, paru chez Robert Laffont en 2005 qui, déjà, imprimait sa patte très personnelle dans le paysage littéraire français, à la frontière entre la littérature noire et la blanche, plongeant le lecteur dans un univers où réel et cauchemar se mêlent au cœur d’une intrigue menée tambour battant. Les titres suivants de l’auteur n’ont pas dérogé à cette règle. Le Repentir, Les Corps terrestres, Mauvais garçon, Les Remords de l’assassin sont de ces romans qui vous restent longtemps en tête tant, derrière ces thrillers psychologiques d’une redoutable efficacité, existe un deuxième champ de lecture, plus subtile, dont le propos s’avère bel et bien philosophique.

C’est encore le cas dans ce nouvel opus virtuose, paru chez Cosmopolis, dans lequel l’auteur interroge, à travers une histoire d’amour sombre et violente, les paradoxes des moyens de communication virtuels qui semblent nous rapprocher les uns des autres quand ils ne font que creuser chaque jour davantage nos solitudes…

En quelques mots mais sans trop nous dévoiler l’intrigue qui se dévore en tournant frénétiquement les pages de votre ouvrage, pouvez-vous nous dire quelle en est la trame ?
Il s’agit d’un thriller amoureux, d’une belle rencontre virtuelle qui vire au cauchemar dans la vie réelle. Dès la scène d’ouverture du livre, quelqu’un jette, en pleine nuit, dans un fleuve, un sac contenant une tête sans corps. Qui est la victime ? Qui a commis le crime ? Quel est le mobile ?
En parallèle, un homme tente de briser la solitude qui le ronge depuis plusieurs années et de retrouver l’âme sœur après une séparation douloureuse d’avec son ex-compagne en s’inscrivant sur un site de rencontres. Il lie connaissance avec une femme sensible auréolée de mystère qui semble porter en elle une grande fragilité. Elle répond au pseudonyme de laura_73. Ils tombent aussitôt très amoureux l’un de l’autre. Nous suivons ainsi en même temps l’élucidation du crime d’ouverture et la magnifique histoire d’amour de ce couple. Enfin, magnifique jusqu’à ce que les choses prennent une tournure inattendue. Car, problème, si laura_73 s’épanouit dans cette idylle sur Internet, elle refuse toute rencontre en vrai, in real life. Et l’homme, lui, petit à petit, se sent épié et menacé dans sa vie réelle par une présence inconnue. La tension va aller crescendo jusqu’au dénouement.

Seriez-vous d’accord avec moi si je disais que la problématique au cœur de ce roman est le rapport que chacun entretient avec le réel au sein duquel la question de l’identité tient toute sa place ? Qui suis-je ; comment je me vois et comment les autres me perçoivent ; ma réalité est-elle la réalité ; ai-je le pouvoir de modifier le réel ; de m’inventer un monde imaginaire pour devenir créateur de ma vie ? Autant de questionnements que soulève votre ouvrage…
Pour paraphraser Alain Souchon, je dirais que le sujet du livre est l’ultramoderne solitude. Dans notre époque hyperconnectée, il est paradoxal de constater à quel point chacun se sent seul. En fait, tous les moyens dits de communication dont nous disposons aujourd’hui produisent l’effet inverse de celui qu’ils devraient produire : au lieu de nous rapprocher les uns des autres, ils nous isolent.
Par ailleurs, comment trouver sa place dans une société si honteusement capitaliste, au sommet de laquelle seule 1% de la population mondiale est plus riche que les 99% restants ? Dans de telles conditions, quand les puissants de ce monde ne cessent de vous renvoyer le mépris que vous leur inspirez, votre insignifiance – parfois même sans le faire exprès, ce qui est pire car cela signifie à quel point ils sont perchés et en dehors de toute réalité –, quelle estime avoir de vous-même, comment exister, comment trouver votre place, comment savoir qui vous êtes, ce que vous valez, comment croire que tout cela a un sens ? Il est clair que votre réalité n’est pas la leur, qu’elle est bien souvent plus laide ou plus pénible que la leur.
Il est compréhensible que certains préfèrent une vie par procuration, dans laquelle ils sont grands, beaux, forts, intelligents, dans laquelle tout est parfait. C’est le choix que font les deux protagonistes du roman, ils vivent leur histoire d’amour idéalisée dans le cadre hollywoodien d’un site Internet baptisé AnoZerLife. Dans le club très select qu’est le People, ils croisent des icônes telles que Audrey Hepburn et James Dean et ils oublient ainsi qui ils sont vraiment, la petitesse de leur vie. Jusqu’à ce que la réalité, dans toute sa sauvagerie, se rappelle à leur bon souvenir.

La double vie de laura_73 est-il une satire de notre société "virtualisée" à l’extrême ? Votre thriller prend parfois des allures de roman d’anticipation prévoyant la folie vers laquelle cette "hyper-virtuel" nous précipite, est-ce bien cela ?
L’anticipation vient de la non-existence jusqu’à ce jour d’un site tel qu’AnoZerLife, véritable metaverse dans lequel les personnages vont jusqu’à évoluer sous la forme d’avatars en 3D auxquels il est facile de s’identifier pour vivre à leur place une expérience de réalité augmentée poussée à l’extrême. Mais, comme toujours, la réalité est en passe de rattraper la fiction. Avec son projet Meta, Mark Zuckerberg espère créer un tel monde virtuel peuplé d’hologrammes, tous animés par des êtres humains dotés de lunettes ou de casques spéciaux.
Le scientifique que je suis apprécie chaque avancée technologique, et le numérique, en plein essor, n’a pas fini de nous étonner. Mais, comme n’importe quel outil, il est ce qu’on en fait. Et, à mon sens, la virtualisation du monde à outrance ne peut conduire qu’à l’encapsulement individuel de chacun. Ça, c’est une véritable distanciation sociale – pour reprendre cet horrible terme utilisé à la place de ce que l’on aurait dû définir comme une distance sanitaire.
La distanciation sociale ne peut conduire qu’au repli sur soi, qu’à la perte d’empathie pour autrui, qu’à la perte de solidarité, de fraternité, de respect. Il n’y a qu’à voir la violence et l’extrémisme de certains propos sur Facebook, Twitter et autres. C’est normal, puisque tout est désincarné. Cela peut donner le sentiment que rien n’est grave, que rien n’est pour de vrai, avec un certain côté infantilisant. Aujourd’hui, Internet est l’opium du peuple, c’est en ce sens qu’il est inquiétant.
L’hypervirutalisation du monde transforme les êtres humains que nous sommes, régis par des sentiments, en êtres déshumanisés régis par des algorithmes. Elle nous fait passer d’un monde in vivo à un monde in silico. Je ne veux vraiment pas de cela, ni pour maintenant ni pour les générations futures.

Comment choisissez-vous les thèmes de vos romans et comment les qualifieriez-vous ?
Les thématiques que j’aborde dans mes romans proviennent toutes de mon observation du monde et d’échanges avec les autres. De prime abord, comme vous l’avez signalé en introduction, j’écris des histoires que l’on classe par commodité – car il faut toujours tout étiqueter en France – dans le thriller. Mais, et je vous remercie infiniment de l’avoir précisé, je mêle les genres, entre littérature noire et littérature blanche, tout en essayant d’apporter à mes récits un second niveau de lecture. Vous le qualifiez de philosophique, ce qui est très flatteur ; je l’espère a minima sociétal.
Donc, dans mes livres à suspense, j’aborde toujours une ou plusieurs questions de société. Dans celui qui nous intéresse aujourd’hui, je traite du repli sur soi propre à la société actuelle et des ravages qui en résultent à tout niveau.
Dans Mauvais garçon, qui raconte l’histoire de l’embrigadement idéologique d’un étudiant de 23 ans, j’aborde la question des inégalités des chances dont souffrent les jeunes sur le marché du travail, en fonction de leur milieu socio-culturel.
Les Remords de l’assassin aborde le thème de la maladie mentale, de la responsabilité pénale d’un malade qui se rend coupable de crimes et de la manière dont chacun – policiers, juges, psychiatres – traite ou non le problème.
Je ne vais pas dresser la liste exhaustive, mais il en est ainsi de tous mes romans, qui portent chacun en eux une question de société.

En plus de porter en eux une question sociétale, il semble que vos romans, en mettant vos lecteurs face à une réalité aussi abrupte que crue et à la violence de certains de vos personnages ou leur folie, portent aussi un message à notre attention.
Ce qui m’intéresse, en priorité, quand j’écris, c’est le geste littéraire. Je me préoccupe plus du style et de la construction de la trame narrative que du reste. J’essaie avant tout de proposer au lecteur une œuvre esthétique. J’ose dire que j’essaie aussi de le divertir, de lui faire passer un bon moment, de l’embarquer dans une histoire qu’il aura plaisir à vivre jusqu’au bout, sans jamais s’y ennuyer.
Si, au fil des pages, il est amené à apprendre deux ou trois petits trucs, à s’interroger sur le monde, à mieux comprendre ses dysfonctionnements, à mieux apprécier ses beautés, à mieux comprendre certaines choses de sa propre vie, alors c’est tant mieux. Un roman pose des questions plus qu’il y répond. L’opinion de l’auteur n’importe pas, sinon il verse dans le prosélytisme, ce que j’exècre.
Alors je ne sais pas si je véhicule des messages dans mes livres, mais tous disent probablement en filigrane qu’il faut s’aimer quand on le peut, avant qu’il soit trop tard, que rien n’est grave que la mort et que notre plus grande richesse est notre humanité.
 

Propos recueillis par Cécilia Dutter, (novembre 2021)

Laurent Bettoni, La double vie de laura_73, Cosmopolis, novembre 2021, 192 p.-, 19,95 €

 

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