Grand absent de Laurent Graff : une vue sur le vide

Dans la veine de son précédent recueil (1), Laurent Graff poursuit son exercice d'observation du vide contemporain en intégrant cette fois les rouages mêmes de la machine.


Si ses précédents personnages se fondaient dans le décor ou s'attachaient, sans le savoir, à retrouver un sens dans la solitude ou le dénuement, ils ont ici totalement disparu. Nulle âme en peine ou errante dans cette suite de récits enchâssés, mais des corps allant par bandes, animés par des besoins primaires augmentés ; masses déployées à travers des infrastructures que l'on jugerait absurdes ou dystopiques si l'on ne reconnaissait pas là un parking, ici un centre commercial et plus loin un complexe hôtelier. Bref, si l'on ne reconnaissait pas notre monde tel qu'il est, ou tel qu'il va, comme au creux d'un lendemain de cuite particulièrement maussade

 

"Un jour un homme s'est arrêté comme s'il était arrivé."

 

Parée du regard d'une caméra de surveillance et de la sensibilité d'un portillon électronique, l'écriture a le souffle court, asséchée à l'extrême, s'accordant à ce qu'elle décrit au point de s'y plier froidement. Des passages entiers flirtent avec le mode d'emploi – si tant est que les modes d'emploi s'autorisent, entre les lignes, à se foutre d'eux-mêmes – quand d'autres pages simulent le règlement intérieur et les procédures qui en dépendent, avec pour uniques fantaisies, çà et là, les questionnements ayant mené à éradiquer toute ambigüité.

 

Nul dialogue ne vient perturber le ronron des machines et la géométrie glacée des pictogrammes. Les masses s'engouffrent d'un côté et se font dégueuler de l'autre à travers les ouvertures aménagées à cet effet ; flux continu, roulement du personnel et file d'attente statique se rejoignent dans le non-sens. Chaque cas de figure est pensé. Toutes les extensions sont listées. À conjuguer au présent. Le on s'est chargé de tout, démocratiquement bien sûr, et la technologie s'affaire à pallier aux écarts. Si l'un s'égare, on le recadre ou on l'encadre, comme celui qui un jour s'arrêta comme s'il était arrivé, au milieu d'un grand nulle part aux airs de banlieue pavillonnaire.

 

Les tabous n'ont pas cours et la liberté reste de mise, modérée par des corridors balisés pour le bon déroulement des opérations, qu'elles soient sexuelles, artistiques ou alimentaires, quitte à précipiter la logique utilitaire au plus loin ; l'effort d'égalité est total – logiciels de poésie et bordels pour tous. Hommes, femmes, enfants : autres et semblables, indifférenciés, classés selon les aptitudes ou handicaps, se déplacent, jouent, baisent, jouissent comme il se doit et comme tout le monde, sans limite, sinon celles qu'on fixa dans le respect des signalétiques et des codes couleurs.

 

Si Laurent Graff a fait un drôle de livre on ne peut pas dire qu'il fasse franchement rire, sinon dans les interstices, de cet humour dont usait Villiers de l'Isle-Adam dans ses nouvelles à machines, pour ridiculiser cette religion du progrès, du nivellement par le bas et du rendement, au-delà de laquelle tout vrai décalage semble aujourd'hui si difficile à envisager. Et si le constat n'est pas neuf, ce petit livre a le mérite de le souligner de manière radicale et avec toute l'empathie d'un pilote automatique.

 

Arnault Destal

 

Laurent Graff, Grand Absent, éditions Le Dilettante, janvier 2014, 125 pages, 13 €

 

(1) Selon toute vraisemblance

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