Toxiques, quand les livres font mal

Les lectures fondamentales de Laurent Jouannaud forment un creuset bien anxiogène. Mais ce sont aussi les étapes fondatrices d’une certaine vérité de l’être. Ces livres se sont installés en lui et ont distillés leur venin, prenant pas sur le territoire de son âme. « Etrange paradoxe que ces chefs-d’œuvre vénéneux » qui déniaisent tout en obscurcissant, qui font choir dans le réel et l’exigence, se coupant alors de toute possibilité d’être naïvement heureux. La simplicité du beau est interdite à celui dont les premières lectures qui comptent sont porteuses d’une puissance bien supérieure aux textes que son parcours scolaire et familial ont pu lui donner à lire. Ce sont ces lectures qui abiment et constituent tout à la fois, qui forgent la personnalité au risque de la perdre.


Ces textes hiératiques que Laurent Jouannaud présente dans Toxiques sont d’immenses classiques : Les Fleurs du Mal de Baudelaire, Voyage au bout de la nuit de Céline, une Saison en enfer de Rimbaud, Mémoire d’Hadrien de Yourcenar, Belle du Seigneur de Cohen,  A la recherche du temps perdu de Proust et L’Innommable de Beckett. A l’évidence, ce sont des maîtres-livres quant à l’exigence formelle, à la puissance esthétique, mais ce sont aussi des livres qui ont quelque chose à communiquer au lecteur, au delà d’une histoire : Les Fleurs du Mal distille une infinie tristesse et donne corps à la mélancolie ; Belle du Seigneur fait sien le postulat que l’amour est soumis aux contingences sociales ; L’Innommable sape dans ses fondements même la foi en la vertu du langage, le distord, le détruit.

 

« La fréquentation des chefs-d’œuvre, toxiques ou toniques, procure un aplomb facile. Lire, c’est s’installer dans la langue et participer de son autorité »

 

Ce que ces livres ont formé, c’est l’auteur, comme « lecteur averti », comme conscience active au monde et à ses chausse-trapes, au secret que tout n’est pas dans le dicible. Mais leur pouvoir ne se peut propager de nouveau, car il est déjà à l’œuvre, le choc de la virginité bousculée n’est plus possible, quelques bienfaits que la relecture procurera, le moment initial est à la fois perdu et inaltérable. Perdu, parce qu’il est un souvenir au fond de soi. Inaltérable, parce qu’il forme l’être même du lecteur. Les relire n’est pas vain, c’est comme replonger dans une eau qu’on a trouvée si fraîche après un long séjour aride, l’effet est agréable, mais il n’y a plus cette exaltation primordiale. « Ces livres m’ont formé, ils ont passé dans ma substance : j’ai fait ma vendange. On ne refait pas à volonté des expériences fondamentales ».

 

Cette plongée dans la naissance d’un lecteur propose, sous couvert de présenter des œuvres néfastes, un parcours d’allégresse altière oh combien réjouissant pour l’intelligence, car ces poisons sont essentiels.

 

Loïc Di Stefano

 

Laurent Jouannaud, Toxiques, quand les livres font mal, L’Editeur, août 2015, 146 pages, 12 eur

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