"Toute passion abolie", Vita Sackville-West

La dernière valse.

De Victoria Mary Sackville-West, dite Vita Sackville-West, poétesse, romancière, biographe, traductrice et jardinière anglaise, l'histoire littéraire n'aura retenu que son bruyant compagnonnage avec Virginia Woolf, Violet Trefusis, d'autres... ses poèmes érotiques, sa non participation au groupe de Bloomsbury, son jardin anglais et ses talents d'hôtesse. Un dandy féminin, une « merveilleuse », pré-zazou, branchée avant la lettre, une sorte de Rita Mitsouko, de Loulou de la Falaise ou de Caroline Loeb au temps de Fabrice Emaer, directeur éphémère du Palace, de Pacadis... Elle fut cela et aussi romancière anglaise. L'avant-dernière surgeonne de cette race particulière dont Muriel Spark, écossaise, aura fermé le ban. Toutes, de la lignée des fées, des Fantines des champs, un peu « toc toc », ardentes et pourtant sages, leur marque de fabrique. Emily B. , chef de file, ouvre le ban et unit, précaution inutile, Cathy à Edgar Linton, histoire d'échapper à la malédiction de la lande, serre en vain ses cheveux, pour un instant, ne plus être une folle de Hurlevent. La cohorte est nombreuse : les plus célèbres, Mrs Muir et son galant fantôme (1), vivant en apparence la plus calme et la plus ordinaire des vies, Rumer Goden, née au bord du Gange, mariée trois fois, qui, à la sotte question d'un journaliste littéraire : « Quel serait pour vous le mari idéal ? » répondit à l'âge de quatre-vingt dix huit ans, Darcy, c'est-à-dire un mari de papier, né des renoncements de Miss Jane Austen. Toutes sans exception surent la plume et le papier préférables à l'amant, au mari et le rêve, supérieur à la vie en ceci que toute action par essence est déjà souvenir, comme l'homme, « la triste opacité de son spectre futur (2) » Au lieu de s'en effrayer ou de s'en attrister, ces antigones mondaines ont brodé le plus beau des cordons de nos poêles et mis au monde les seuls enfants dont elles pourraient, à chaque heure du jour et de la nuit être fières, leurs romans. Elles ne composeraient pas de pamphlets, trop certaines de ne pouvoir sauver aucun acre du monde du moindre désastre, leur apparente modestie n'étant que la conséquence d'une lucidité acquise dans ce rôle terrible que les féministes ont souhaité abolir, libérant la sottise.

Nées victimes, elles n'hériteraient pas du domaine, ferme ou château, même pas de l'appartement du père ou du mari. Assignées à résidence, elles vivraient où l'homme l'exigerait. Dépouillées de tout, elles auront envahi le monde et l'auront possédé comme nul mâle jamais ne l'obtint. D'Emily Brontë à Muriel Spark, leur regard de douces edmées – je fais ici allusion à l'héroïne du seul livre jamais composé par un homme, digne de leur être comparé, le seul livre écrit en langue française qui aurait mérité de l'être en langue anglaise : Choix des élues – réfracte et déchire le monde dans le plus merveilleux des kaléidoscopes.

Loin de tout sentimentalisme et de tout cynisme. Un des personnages de Sackville lâche le mot : « J'ai horreur de ceux qui ne voient pas le monde comme il est. C'est-à-dire monstrueux. » Compétition, ambition... , le monde repose sur un système mathématique erroné qui tombe juste. » À ceci les romancières anglaises ne répondent ni par le non-sens ni par Voyage au bout de la nuit. Au monstrueux, toujours elles opposent l'équilibre précaire des verres brisées d'un kaléidoscope, le chant de l'individu comme sifflement d'oiseau au point du jour. Élégantes, elles sourient quand il convient de pleurer et enferment la joie dans des boules de verres pour ne pas oublier. Elles se défient des certitudes apprises, et aux lois établies, elles préfèrent l'empirisme. Romancières de haut lignage, elles n'ont cure des idées démodées à l'instant même de leur apparition, aussi pour résider en paix, loin des rumeurs du monde, élisent-elles l'imaginaire comme unique patrie et patiemment recréent le seul réel qui vaille, à coups de souvenirs et de détails précis, qu'elles cultivent avec l'ardeur des piétistes égrenant leurs péchés. En un mot, ces Dames savent « l'indice de vérité », seul père du romanesque. Dans leurs livres, les trains arrivent à l'heure, tout en étant en retard. Parangon d'un tel art, Toute passion abolie brûle des feux les plus violents qui se puissent trouver.

Lisant ce bel ouvrage, nous mesurons quel délire est celui des gender studiesDiscuter du sexe des âmes se révèle un projet aussi fou que celui de discuter du sexe des anges ou de l'âme animale. Sur ce point, je suis formelle, si les animaux n'en ont pas, nul mortel n'en possède. Chaque tigre porte en lui le poème de la jungle et chaque chat semble un dieu en exil, le serpent à lui seul dit l'aliénation au désir et la honte rampante, attachée aux erreurs dont aucune douche ne lave... En un bref récit, une romancière anglaise a su hypostasier la lumière de Giraudoux, la capturer en une ampoule nue, mettre en musique et en images le drame ou le diamant brut du féminin, dont la plus parfaite illustration est anglaise elle aussi. Je veux parler du baiser, demeuré à la commissure des lèvres de Mrs Darling, destiné de toute éternité à Peter Pan, l'enfant mort. Toute sa vie, la femme aura soif au bord de toutes les fontaines, par essence Notre-Dame-qui-n'êtes- jamais-satisfaite (3), sorcière, fée, à peine une vivante, un Ariel femelle.

Sackville aura dit l'incroyable douceur de "la quiétude insexuelle". Si mes amis de droite savaient de quels délices ils se privent en refusant en dépit des admonestation de Renaud Camus de lire Barthes ! "Quiétude insexuelle" : en ce mot gît toute la littérature anglaise, toute la beauté des choses, la Jeanne d'Arc de Mark Twain, Tom et Hukelberry, Augustin Meaulnes, dit le Grand Meaulnes, le-je-ne-sais-quoi, qui agace tant les lecteurs de Madame de Lafayette. En cette quiétude, réside l'unique condition de possibilité de la joie, ce secret dont Jacques Demy et Truffaut, chacun à sa manière, ont si bien révélé, celui qui fait les héroïnes cornéliennes si grandes et les hommes, des guerriers appliqués à détruire le monde. Le secret des femmes, celui de Célimène ou de Juliette Récamier : ne jamais refuser les hommages et se ficher comme d'une guigne de la chose qui brûle, détruit et amoindrit. L'un des crimes de notre modernité demeure sans doute l'incroyable mensonge qui affirme jumelles, les sexualités mâles et femelles. Chez les Dames, comme l'exprime à merveille Giraudoux dans Lucrèce, la nature entière est rivale de l'aimé. À quoi bon batailler contre le soleil, les vents, la neige, la pluie, la douceur d'une étoffe, un reflet dans un miroir ou un portrait ? Si Monsieur de Clèves avait lu Giraudoux, il ne se serait pas tué, Sarkosy pas ridiculisé et des générations entières de lycéens ne batailleraient plus des mérites ou des démérites d'une très ordinaire personne. Pour cela, il eût fallu que Madame de Lafayette se connût mieux et qu'elle n'écouta pas les leçons de Monsieur de Larochefoucault...

Dans toute vie, deux âges intéressants, deux temps, l'extrême jeunesse et la vieillesse, Ondine et la Folle de Chaillot, la jeune Déborah Slane avant qu'elle ne devînt Vice-Reine des Indes et la vieille dame indigne dont avec une gourmandise cruelle, la Sackville croque l'entourage et la vie.

Un vrai roman anglais où seuls les excentriques sont sauvés, les ambitieux et les parvenus nulle part quoiqu'ils disent, renvoyés au néant, avec leur argent, leur suffisance, leur arrogance. Elle sait leur signe distinctif. Les "heureux du monde (4)" ont tout et pourtant ! L'amertume déforme leur traits. Qu'elle les bouffisse ou les dessèche, bien vêtus, bien nourris, parlant haut en bon langage, ils donnent l'impression toujours de rustres, d'affamés et d'incultes ânonnant un texte auquel ils n'entendent goutte et chaque jour les surprend, qui radotent un rôle appris dont toutes les répliques s'écrasent dans l'indifférence des choses.
Leurs phrases souvent commencent par « Moi je », comme un geste réflexe pour cacher l'auteur inconnu, qui, à travers eux, s'exprime, reproduction du modèle l'exige, de génération en génération , milieu par milieu et ils n'évoquent le monde que pour répandre sur lui le reflet de leur propre laideur. Regardez les parler à la télévision, ils sont vraiment hideux ! Écoutez les humanistes bêler, les indignés de service mugir à tous les vents, écoutez ces cornemuses usées qui sortent d'aigres sons de vieilles lèvres pincées, surmontées d'yeux remplis de haine. Plus ils ont réussi selon les critères du jour et plus ils sont affreux comme des Dorian Gray dévoilant malgré eux la nullité qui les aura propulsés au sommet. Ils vont, environnés de la cohorte de ceux qu'ils ont écrasés, méprisés, parfois volés, pour atteindre ces sommets dont ils se savent indignes. Je ne sais aujourd'hui peut-être que le visage de Patrick Modiano qui démente mon propos. Lui seul sait n'être pas un faussaire, qui s'étonne toujours d'avoir vu une étoile se détacher de son coeur pour le mener au paradis de la reconnaissance.

A rebours, les vieilles dames indignes, Mrs Slane ou Aurélie de Chaillot sourient toujours de poursuivre un rêve que la vie n'a guère interrompu. Elles adhèrent à la vieillesse, cette « dernière valse avant que l'orchestre ne se taise tout à fait » avec la même assurance timide, qui les menait hier à la salle de bal. Butin de l'échec, quand la rançon du succès curieusement s'apparente à une rancune tenace.

En filigranne de ce romancelet, mille visages hideux.

La littérature ici redevient ce qu'elle n'aurait jamais dû cessée d'être, cathartique, don des larmes rendus. Oui, nous avons laissé passer ce jeune homme ou cet homme merveilleux qui nous adorait, capable de n'aimer qu'une seule fois et avons élevé d'ingrats enfants, subi bien des morsures en cette étrange aventure, qu'on appelle mariage mais il existera une réparation, avant la mort, « toute passion abolie » , époquè suspension du jugement, nous retrouverons la salle de bal de notre jeunesse intacte et nous foulerons à nouveau le parquet impitoyablement ciré... Nous jouerons Carnet de bal du vieux Duvivier et découvriront Toute passion abolie faire « un beau cadavre », 

"Sa Seigneurie fera un beau cadavre.
Quand on est beau dans la vie, on l'est dans la mort […] C'est étonnant comme la mort permet à beauté de s'exprimer. Dans la vie on peut s'embellir si on sait s'habiller. Mais une fois mort, c'est du profond de vous-même que jaillit la beauté."

Que notre masque mortuaire ressemble à celui de Pascal ou de Barrès, c'est là tout le projet humain. Rien d'autre. Pour ce faire, il aura fallu ne pas être tout à fait du monde, exercice auquel la littérature, lecteur ou scripteur, et elle-seule entre toutes les aventures humaines, nous invite. Ce que nous aurons eu de meilleur, fredonnait Frédéric Moreau. Pas notre jeunesse mais notre pauvreté, l'instant où nous ne craignions pas encore pour notre statut, notre place, nos biens. Notre quiétude.

L'intrigue du chef-d'oeuvre est ténue. Enfin veuve, une vieille Lady s'en va seule, accompagnée de sa fidèle domestique dans une modeste demeure de la banlieue londonienne, une maison dont elle a rêvé toute sa vie et qui l'attendait depuis trente ans, quoi que personne dans son entourage n'en sut rien, comme Mrs Muir s'installant chez son fameux fantôme. Là, elle prétend à loisir recomposer le puzzle de sa vie. À ses côtés, outre sa domestique, trois vieillards excentriques, dont un...Le seul passage plus faible du livre tient à sa date, 1935. Avant de passer l'arme à gauche, Lady Slane, de vive-voix, encourage sa petite-fille à suivre ses élans au lieu de se conformer à la morale socio-familiale. Il aurait été préférable que le passage de relais de la vieille dame indigne à la jeune fille miracle se fît en silence. Mais que vaut ce bémol dans un un si rare ouvrage.

Sarah Vajda

Vita Sackville-West, Toute passion abolie, Autrement, Le Livre de poche, 2010.

(1) Roman de Joséphine Leslie.
(2) Mallarmé, « Toast funèbre ».
(3) Titre de l'éloge funèbre consacré par le jeune Maurice Barrès à la non moins jeune Marie Bashkirtseff.
4 Titre d'un roman d'Edith Warthon 
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