Esthétiques du livre vide


Imaginez  un livre  composé de pages blanches, vierge de toute écriture, ou presque.
L'idée du livre vide  pourrait  s'interpréter comme une loufoquerie, voire une provocation mais  aussi bizarre que cela puisse paraître, elle procède d'une véritable remise en cause de la littérature et du rapport écrivain/lecteur. 



Ce petit essai, Esthétiques du livre vide,  publié aux éditions Le Murmure,  explique pourquoi et comment des écrivains et des artistes ont travaillé  sur ce  concept du vide. Le phénomène littéraire est assez récent, véritablement visible  depuis le  XXème siècle et  s'observe surtout chez les anglo-saxons.
Le livre vide n'a pas vocation à se moquer du lecteur bien au contraire. La non-écriture et le vide  l'impliquent, sollicitent son attention et son imaginaire. Il ne reste plus passif à gober les mots de l'écrivain mais devient co-auteur de l'objet livre qu'il tient entre les mains. Mis en demeure d'écouter le silence, de lire le vide, de décrypter les pages blanches ou noires selon le choix de l'écrivain, le lecteur ouvre son esprit et se prête à entendre ce qui ne se dit pas.

Le concept du vide dans le livre a été exploité de manière  bien moins radicale par certains  auteurs qui ont publié des livres avec quelques pages blanches ou des pages manquantes. Ainsi au 18ème  siècle, Laurence Sterne dans The life and Opinions of Tristam Shandy   pagine une page blanche en plein milieu du livre et demande au lecteur de brosser le portrait d'un de ses personnages sur la dite page [...Asseyez-vous Monsieur, tracez son portrait à votre guise - aussi ressemblant à celui de votre maîtresse que vous le pourrez - aussi différent de celui de votre femme autant que votre conscience vous le permettra ..] A la suite de cette page que le lecteur doit renseigner, l'écrivain dit [ Y eut-il jamais dans la nature rien de si charmant ! - de si exquis !...Alors cher Monsieur, comment mon oncle pouvait-il y résister ? ]

Dans son essai, Tremblay rappelle qu'il existe aussi dans l'esprit du livre vide, ceux, pas forcément littéraires comme les recueils de recettes ou de méditation qui laissent au lecteur des pages blanches afin qu'ils y transcrivent leurs notes personnelles. Ce qui est très loin malgré tout du concept et de l'audace d'Elbert Hubbard, un américain, qui en 1905 a  publié The essay on Silence, un petit livre absolument vide de tout caractère. Des musiciens se sont essayés à l'exercice, tels John Cage, Ervin Schulhoff ou Tom Johnson dans Imaginary Music en 1974  composé quais uniquement de figues de silence, pauses et kyrielle de soupirs. 
Plus près de chez de chez nous c'est Alphonse Allais qui s'est illustré avec sa Marche Funèbre Composées pour les funérailles d'un grand homme sourd  composée sans clés ni  figures de notes avec pour seule indication le tempo d’exécution : Lento rigolando  et une savoureuse préface :  [..L'auteur de cette marche funèbre s'est inspiré dans sa composition, de ce principe, accepté par tout le monde, que les grandes douleurs sont muettes.]

Chez Robert Morel éditeur, en 1965 paraît  Célébration du silence, des pages blanches précédées de cette préface : 
 "Lisez ce livre, comme n'importe quel livre, page à page. Écoutez le bruit étrange qu'il réveillera en vous; s'il devient insupportable, si vous ne l’entendez pas ou si cela vous apparaît absurde, ce qui revient au même, lancez un mot dans la page ou priez l'un de vos invités de la faire dans sa plus belle calligraphie. Prenez garde alors à l'écho qu'il vous renverra, par quoi vous saurez si vous avez de l'eau dans votre puits, et si c'est une eau potable."

suivie  de pages de titres entourées de pages  de garde noires, le tout relié en  pleine toile blanche.

Je vous invite à découvrir la richesse de ce petit essai très documenté, sa lecture  est indispensable pour réfléchir aux enjeux de la littérature, à ce qu'elle peut exiger des écrivains et des lecteurs (le lecteur étant partie prenante, acteur de la littérature il ne faudrait pas l'oublier) :  au-delà des mots calligraphiés alignés sur des pages, toujours rechercher comment dire, mieux dire, dire autrement, plus justement   accoucher de l'indicible et de l'illisible. 

Anne Bert 

Tanka G. Tremblay, Esthétiques du livre vide, Editions Le Murmure, 2014, 58 pages, 7 euros. 

 

3 commentaires

L'idéalisme subjectif poussé aux extrêmes débouche,  inévitablement, sur l'absurde.Ni forme ni contenu,c'est plus simple pour quiconque n'a rien à dire à ses semblables ,refuse même de les voir,de s'associer à eux dans un échange fructueux et s'accroche ridiculement à la" seule réalité" qui existe pour lui:le prétentieux et non moins absurde "moi".Après les gribouillages en peinture que tout individu doit interpréter à sa façon,le livre estropié ou carrément vide que le lecteur doit écrire selon sa seule réalité sans rapport aucun avec celle des autres.

Non,merci.La vie est un nœud de relations sociales en dehors desquelles ,c'est le néant  qui m'effraie ,dont je ne veux pas et la littérature comme tout art doit aider à la confection de telles relations où l'échange se fait concrètement. 

La page blanche est d'une platitude à couper le souffle et n'est d'aucune beauté ...

L'idéalisme subjectif poussé aux extrêmes débouche,  inévitablement, sur l'absurde.Ni forme ni contenu,c'est plus simple pour quiconque n'a rien à dire à ses semblables ,refuse même de les voir,de s'associer à eux dans un échange fructueux et s'accroche ridiculement à la" seule réalité" qui existe pour lui:le prétentieux et non moins absurde "moi".Après les gribouillages en peinture que tout individu doit interpréter à sa façon,le livre estropié ou carrément vide que le lecteur doit écrire selon sa seule réalité sans rapport aucun avec celle des autres.

Non,merci.La vie est un nœud de relations sociales en dehors desquelles ,c'est le néant  qui m'effraie ,dont je ne veux pas et la littérature comme tout art doit aider à la confection de telles relations où l'échange se fait concrètement. 

La page blanche est d'une platitude à couper le souffle et n'est d'aucune beauté ...

Belhajilali : ça se discute, il faut en faire l'expérience. Il y a tant d'écrits, de livres qui ne disent rien de la vie ni de la littérature...Le silence, le non dit effraient parce que nous avons peur d'un face à face avec le monde et avec nous-même, au delà de bavardages stériles... Je ne pense pas que la page blanche ni le silence soient "d'une platitude à couper le souffle"  ni qu'ils soient laids (ça veut dire quoi, "aucune beauté" ?). Il faut expérimenter. Par exemple, le silence entre deux êtres qui s'aiment ou qui sont en connivence, n'est pas vide, n'est pas rien, il est est un espace ouvert, extrêmement connecté.