Georges Dorignac, un idéal habité

Vers quel registre esthétique se serait-il orienté, à quel projet iconographique se serait-il consacré si la mort, trop tôt venue, ne l’avait emporté à l’âge de 46 ans ? Personne ne saurait le dire, rien ne laisse présager de ce qu’auraient été les années à venir. La surprise aurait été vraisemblablement au rendez-vous.
Quoi qu’il en soit, on peut à juste titre s’interroger quand on suit son parcours tel qu’il est déroulé, avec justesse et finesse, dans les salles du musée de Montmartre. S’il est un homme de fidélité, en particulier à sa famille, Georges Dorignac est un artiste des ruptures radicales. Son œuvre apparaît divisible en périodes foncièrement opposées ne s’annonçant pas les unes aux autres. Elle progresse et grandit à coup de renouveau et de métamorphoses.

Quels sont en effet les liens, du moins visibles, entre ces peintures aux tonalités douces qui expriment la tendresse d’une mère envers ses petites filles, lointaine évocation de sujets similaires traités par Auguste Renoir et ces aquarelles où glissent sur l’eau de la Seine des péniches en touches pointillistes, vues délicates, certes, mais convenues et presque exsangues ?
Quelles relations établir entre ces figures solitaires, d’un noir dense comme l’ébène, qui envahissent jusqu’à la déborder les feuilles et ce grand Christ en croix, exécuté en 1917, présenté au Salon d’Automne de 1919 où à la manière des mosaïques abondent des motifs religieux ?
Un mot, le meilleur sans doute, pour expliquer ces mutations personnelles qui d’étape en étape relancent la curiosité du visiteur et retiennent l’attention de son regard. Georges Dorignac est un « artiste phénix », qui passé un temps naît autrement et ailleurs, change sa palette de tons et invente une écriture artistique, touche des sujets inédits, adopte de nouvelles techniques.

 

Sa vie expliquerait-elle, mais en partie seulement, ces stupéfiantes conversions saluées en 1903, éloge de valeur, par l’historien d’art Elie Faure qui voyait en Dorignac « l’étoffe d’un maître » ? Donnons quelques points de repères : ils relient Bordeaux, son lieu de naissance, à Paris où il est admis à l’Ecole des Beaux-Arts, puis Montmartre où il s’installe en 1901 à La Ruche alors habitée par Chagall, Modigliani, Lipchitz, Soutine, Kisling. Les Salons l’accueillent et l’adoptent, les galeries aussi, notamment celle de Durand-Ruel. La critique salue le talent personnel de Dorignac, son indépendance, la générosité des formes. La fortune tourne, comme souvent, se fait injuste, un oubli surprenant l’enveloppe.
Il est l’heure que les jugements se ravisent.

La force de l’œuvre de Dorignac, sa gravité et son originalité viennent de ces visages qui semblent de loin lourds et sans nuances pour, à mesure que l’on s’en approche, vivre au gré de savants modelés d’ombres et de clartés. Sur tous, le fusain et la sanguine s’associent, se cèdent la place, se dominent mutuellement pour au terme du travail de composition participer ensemble à cette maîtrise d’une vie intérieure qui surgit comme des gangues primitives. Apparitions frontales pour certaines, plus souvent profils et trois-quarts qui disent « la noblesse hautaine…la mélancolie…le mystère », de ces têtes « aux allures bouddhiques et aux accents égyptiens » se dégagent une harmonie essentielle, une plénitude lumineuse profondément humaine qui ne serait qu’obscurité si la main de Dorignac ne les irradiait d’amour.
C’est ce même amour qui le fait observer et dessiner la série des hommes et des femmes ployés sous le labeur, tendus par l’effort, davantage que des silhouettes, des corps dans leur réalité quotidienne.  

Au moment où la Grande Guerre va éclater, la mode pour la tapisserie héritière de la  tradition classique revient et aimante de nombreux talents. Avec elle s’impose un retour du goût pour la décoration murale, le vitrail et l’exotisme. Dorignac a les compétences et les idées pour répondre à la demande. Il exécute un superbe dessin préparatoire au fusain et encre noire sur papier brun intitulé Les Joies de la campagne qui se donnerait à lire à la façon d’une fable, animaux, villages, arbres, rochers et rivière comme autant de personnages et de symboles entrant en dialogue.

Pas d’acte créateur qui ne parte d’une référence, d’une influence, diffuse, lointaine, inconsciente. Pour Dorignac, on peut évoquer Millet, Signac, Carrière, Seurat, Constantin Meunier, voire d’autres prédécesseurs.
Peu importe qui ! Son talent propre lui a permis de dépasser de tels repères et de formuler « ce que son cœur a senti ».

Dans ces pages, Marie-Claire Mansencal qui étudie et analyse depuis plus de dix ans cette œuvre, nous en explique avec conviction les détours et en livre les secrets. Dorignac a de lui-même défini ses marques, créé une manière singulière de percevoir, tracé sa voie avec sincérité, laissant dans chacune de ses œuvres « des lambeaux de sa chair ». Autour des 85 pièces réunies dont plus de la moitié sont totalement inédites, le parcours de l’exposition en est un éloquent et suffisant témoignage.

 

Dominique Vergnon

Marie-Claire Mansencal, Georges Dorignac, Le maître des figures noires, 300 illustrations, 280 x 210, éditions Le Passage, mai 2016, 200 p.-, 39 euros

Marie-Claire Mansencal, Saskia Ooms et al., Dorignac, corps et âmes, 44 illustrations, 210 x 285, musée de Montmartre - Jardin Renoir, mars 2019, 63 p.-, 12 euros,

Voir au www.museedemontmartre.fr jusqu’au 8 septembre 2019 

 

 

 

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