Précis d'antivoyage

Le voyage, fût-il immobile, serait-il une seconde nature de l’humain – et l’errance son destin ?

 

Pourquoi l’homme est-il taraudé par l’envie d’aller voir ailleurs s’il y est – au risque de tomber de l’autre côté du monde ? Depuis le commencement de l’aventure vitale de notre espèce, d’ « étonnants voyageurs » ont bousculé ou reculé les frontières du monde connu. Géographe spécialisée en tourisme équitable et… forcément voyageuse voire aventurière de grand chemin, Anne Bécel collabore à des guides de voyages ainsi qu’à des scenarii télévisés – et recueille la parole d’écrivains, d’artistes ou d’universitaires, grands voyageurs comme elle devant l’éternel en un volume qui prend le contre-pied des guides de voyage mainstream… Certains d’entre nous vivent cet impérieux état de voyage, cette urgence confiante du départ jusque dans l’ordinaire des jours, aussi immobiles ou sédentaires fussent-ils… Après tout, on peut se découvrir explorateur millimétrique du quotidien comme d’autres se rêveraient aventuriers du bout du monde ou arpenteurs d’horizons lointains…

 

L’énergétique du voyage

 

Ainsi, l’écrivain-aventurier Sylvain Tesson présente-t-il un « monde fouetté par les vents de l’énergie », après avoir entrepris en 2005 un long périple à pied le long des pipelines du Caucase et de l’Asie centrale, soit 3000 kilomètres à effleurer ces lignes de tension entre les nations – toute une « géographie de la désolation »... Sa proposition de départ : « l’énergie est le processus de transformation d’une force en dormance (un potentiel de force en nous), sous l’aiguillon de la volonté, en une cascade d’actions visant à assouvir nos besoins et à satisfaire nos désirs ». Ceci posé, l’écrivain aimanté par la forêt de Brocéliande s’en est parti tutoyer les « horizons pelés » autour de la mer Aral asséchée pour faire sourdre son gisement vital intérieur…

« La vie est un pendule qui oscille entre les deux extrêmes du voyage et de l’immobilité » constate le journaliste Paolo Ramiz, parti vivre au printemps 2014 trois semaines dans un phrase sur une île de Méditerranée : « Vivre un voyage géographique immobile, c’est aussi réconcilier les deux pulsions, nomade et sédentaire, qui habitent chaque homme »...

L’anthropologue David Le Breton, parti se perdre au Brésil dans sa jeunesse, rappelle que « finalement, le vrai voyage c’est de se quitter soi, non de partir ailleurs »… Dans son abécédaire personnel, la rubrique « Disparaître » figure en bonne place : « Le voyage est une échappée belle loin des routines de pensée ou d’existence, loin des pesanteurs possibles du travail ou des soucis personnels. Le voyageur disparaît en prenant justement la clé des champs. Il laisse chez lui son état civil, son histoire, ses soucis, ses responsabilités sociales, familiales ou professionnelles (…) Hors de la trame familière du social, il n’est plus nécessaire de soutenir le poids de son visage, de son nom, de sa personne, de son statut (…) Voyager revient à se mettre en congé de son histoire et à s’abandonner aux sollicitations prodiguées par le chemin. Cette suspension, cette échappée belle hors de toute familiarité sont propices à la métamorphose personnelle. »

Pour Kenneth White, théoricien du nomadisme intellectuel et fondateur de l’Institut international de géopoétique, « le voyage c’est l’être et le néant en alternance rapide, c’est-à-dire ni la néantisation de l’être ni l’étatisation du néant » - à la fois une « suite de phénomènes et une grande bouffée de vide, à la fois un mouvement et une vision »…

Gaëlle de la Brosse, cofondatrice de la revue et du réseau « Chemins d’étoiles », invite au pèlerinage de la vie en avançant vers sa terre intérieure par une voie initiatique : « Pour celui qui traverse son existence en cheminant, la vie est interrogation et le chemin est mystère »…

L’écrivain Christian Bobin, qui, de son propre aveu, voyage « aussi mal qu’un cageot de fraises », a posté une lettre, centrée sur la vision d’une enfant de quatre ans accroupie devant « l’explosion lente et silencieuse d’un pissenlit », pour inviter le lecteur à explorer le monde avec une fleur des champs pour toute boussole : «  Pour peu que nous soyons attentifs à la cellule d’air dans laquelle nous respirons, nous sommes informés du monde entier, de ses origines à sa fin. Les voyageurs, qu’admirent-ils, sinon la vie très patiente et très ordinaire de ceux qu’ils frôlent ? (…) Je n’aime pas plus l’éloge des racines que celui des voyages. »

Retourné à la terre en Ardèche, en 1961, Pierre Rabhi, pionnier de l’agriculture écologique, préfère le sédentarisme au nomadisme : « Je me trouve, chez moi, en voyage permanent : j’observe les saisons, les changements continus. »

Effectivement, point besoin d’avaler de longues distances pour être un voyageur dans l’âme – il suffit de vivre cet état de voyage permanent dans l’émerveillement du quotidien…

Fascinée par les aventuriers d’hier et d’aujourd’hui, l’orthophoniste Marie-Edith Laval éprouve en chemin le passage de cette tension vers l’ailleurs à l’attention de ce qui est ici : « Le paradis, je le cherchais partout avec zèle et sans relâche, sauf là où il était déjà. Rien à acquérir, rien à devenir, simplement laisser se déployer cette qualité d’être. Tout est là, dans ce pas, cette respiration, en ce moment, où que je sois. Ne plus être la grande absente de mes heures et la déserteuse nomade de mes terres en friche. Ne plus rester à la surface des jours, mais plonger avec délice dans les eaux fraîches de l’instant. Ne plus lui manquer, mais lui répondre avec ferveur : « Présente ! », lui rétorquer avec ardeur : « Vivante ! ». Goûter à la saveur d’être. Et si finalement, revenir était un mot plus beau encore que partir ?»

Si le voyage incite à la légèreté aux semelles de vent plutôt qu’aux résignations pesantes, ce guide qui se veut aussi antimanuel de voyage propose, en dix-huit auteurs, autant de points de départ vers un bon usage du monde dont les réalités fugitives interpellent notre appétit de stabilité – et vers un ordre du monde qui se réagence en pures présences à soi et en allègements radicaux.

Voyager léger, ne serait-ce pas aussi se défaire du sens du voyage et de toutes les fables utiles énoncées à ce sujet, ne serait-ce pas aussi s’alléger de soi afin de rencontrer le génie d’un lieu et de vivre cette rencontre en pleine présence ? Ainsi, l’horizon tiendrait ses promesses et se rapprocherait de nos attentes…


Anne Bécel (sous la coordination éditoriale de), L’Invention du voyage, Le Passeur, 224 pages, 14,90 €

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