Nelson Monfort, Le Roman de Charles Trenet : Langue de bois et brosse à reluire

Charles Trenet aurait eu cent ans cette année, le 18 mai. Des chanteurs français de ce que l'on nommait naguère "music hall" et qui est devenu "variétés", il est sans doute l'un des rares, voire le seul, a faire l'unanimité, toutes générations confondues. Chacun a, une fois ou l'autre, fredonné des chansons comme La Mer, qui a fait le tour du monde, L'Âme des poètes, Que reste-t-il de nos amours ? Ou encore Douce France, qui donna lieu dans les années 80 à une interprétation détournée par le groupe de rock Carte de séjour (le succès  disproportionné obtenu par cette parodie grâce au "matraquage" des radios semble attester que la plupart ne s'offusquèrent nullement de son aspect provocateur, ou qu'ils ne le perçurent même pas. L'une et l'autre hypothèse en disent long sur l'état actuel du peuple longtemps réputé "le plus spirituel de la terre").  

 

Pour en revenir aux mérites du "fou chantant", le principal, à mes yeux et à mes oreilles, est d'avoir inspiré le Brassens des débuts. Mais c'est une autre histoire. Lui-même avait rompu avec les chansons de son époque où la niaiserie égrillarde le disputait souvent à une sentimentalité de bas étage - quand ce n'était pas un naturalisme hérité de Zola. Il y apportait la poésie et une fantaisie qui n'appartenaient qu'à lui. Ses vers étaient peuplés de fantômes et de fées malicieuses, de facteurs qui s'envolent et de canards qui parlent anglais. Le diable y danse la java, un ange s'est caché dans le placard aux fioles.  Il avait introduit le swing dans sa musique. Précurseur, là encore. Le monde de Trenet est un monde enchanté. Le monde d'un centenaire qui, selon le cliché, n'a pas pris une ride. Ou si peu.

 

Sans doute cette fantaisie cultivée avec art ne saurait faire oublier que les grands thèmes - l'amour, la mort, la solitude, l'abandon - ne lui étaient pas étrangers. Il les a abordés dans plusieurs de ses poèmes, mais sans s'appesantir. A l'inverse des chanteurs pensants, ou des penseurs chantants, qui, imbus de leur mission, dispensent à leurs auditeurs des messages appuyés. De cela aussi, il faut lui savoir gré. On sait en outre que sa vie avait sa face cachée, sinon obscure, qu'il préservait avec soin.

 

Bref, ce centenaire était l'occasion pour se pencher sur cette vie. Nelson Monfort ne l'a pas ratée (je parle de l'occasion). Monfort, tout le monde ou presque le connaît, grâce à la télévision. Il est l'interviewer polyglotte des joueurs de tennis, le duettiste inoubliable qui commente, avec son compère Candeloro, le patinage artistique. Sportif, mais pas seulement. On lui doit, au Rocher, un Jean Ferrat  (2011) et, l'année suivante,  Le Roman de Londres.

 

Sa biographie de l'auteur de Moi, j'aime le music-hall  est scrupuleuse. A savoir qu'elle suit avec rigueur les événements dans leur succession, s'attache aux divers épisodes de la carrière de son héros, à ses succès et à ses traversées du désert. Cela suffit-il à en faire un essai réussi ? Sûrement pas. Car le ton en est, d'un bout à l'autre, celui du dithyrambe. C'est qu'il a l'art de gommer les aspérités. Le Trenet dont se dessine au fil des pages le portrait est parfait en toutes circonstances. Merveilleux. Dépourvu du moindre défaut. Dans son existence, pas la moindre zone d'ombre. Chacun des chapitres de cette hagiographie, de ce "livre d'amour", ainsi que le précise la quatrième de couverture, veut nous en persuader. Un tel enthousiasme, une telle ferveur sont, certes, sympathiques. Sauf qu'elles finissent très vite par lasser.

 

Sans doute est-il difficile de porter un regard critique, à tout le moins d'observer une certaine distance, vis à vis d'un homme pour lequel on éprouve  une vénération aussi brûlante. Mais enfin, trop c'est trop. Langue de bois, excès d'éloges frisent le ridicule. Faire de Trenet "la figure tutélaire des Zazous", passe encore. Mais voir en lui "l'image de la rectitude et de la dignité de la France" pour la seule raison que, sous l'Occupation, et alors qu'il chantait "sur toutes les scènes du pays", il fit en sorte de se faire évincer des Folies Bergère sous prétexte que le parterre était peuplé d'Allemands, voilà qui ne suffit pas à en faire un résistant ! "Il haïssait la guerre et vivait très mal l'Occupation", assure son biographe. La belle affaire ! Combien, dans son cas ?

 

Du reste, s'agissant de cette période trouble et de quelques autres circonstances historiques, Monfort fait preuve d'un conformisme désolant. Difficile de se montrer plus politiquement correct. Son manichéisme ne souffre aucune nuance. Il hurle avec les loups, distribue bons et mauvais points avec la bonne conscience de celui qui détient la vérité. Il a bien mérité de la Pensée unique.

 

Que reste-t-il, sinon de nos amours, du moins de ce livre ? Les paroles des chansons de Trenet qui en jalonnent le parcours. Elles en constituent la meilleure part. Pour le reste, quelques anecdotes, peu ou mal connues, qui surnagent du sirop de guimauve. Sans doute suffiront-elles à combler les inconditionnels.

 

Jacques Aboucaya


Nelson Monfort, Le Roman de Charles Trenet, Le Rocher, mai 2013, 255 pages, 20 €.

1 commentaire

Donc, si je peux me permettre un raccourci cruel pour le frisé bilingue et  énervant de la télé, ce livre serait tout à fait dispensable? C'était assez prévisible, centenaire ou pas.
De toutes façons, écrire une bio quand on est fan inconditionnel du sujet, c'est toujours une erreur technique et littéraire.
 Ca me fait penser aux innombrables bios bidons de Johnny, de Presley ou de Michael J., qui sont vendus  avec les T-Shirts  comme des produits dérivés dans les fan-clubs ou les concerts  : c'est ringard en 2 minutes, et ça finit immanquablement dans les vide greniers.
Trenet ne mérite certes pas de se retrouver entre une poupée Barbie  dépenaillée et un grille-pain en panne, mais  faudrait quand même dire à tous ces journalistes télé qui pondent des livres commémoratifs à la chaîne juste pour faire un coup éditorial ( qu'est-ce qu'on va prendre, avec Mandela!) qu'ils foutent la paix à leurs sujets : la plupart de ces gugusses écrivent avec les pieds, et dégoûtent de leur "grand homme" plutôt qu'ils ne lui rendent hommage.