Chez Brassens, avec Jean-Claude Lamy et Philippe Lorin

Quelque trente ans après sa mort, Georges Brassens continue à susciter l’intérêt. Voire l’admiration. Et même la ferveur. On ne compte plus les ouvrages à lui consacrés, à sa vie, ses textes, ses poèmes, ses chansons. Ses aficionados restent à l’affût d’un éventuel inédit, brouillon ou enregistrement d’interview miraculeusement préservé, passé au travers des mailles du filet. Ils échangent, comme de furtifs mots de passe, quelques vers de Mourir pour des idées, de la Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, de L’Orage. Se fredonnent, en guise de signe de reconnaissance, quelque couplet de La Légende de la nonne ou des Philistins, ravivant ainsi le souvenir de Victor Hugo ou de Jean Richepin, magistralement mis en musique par le chanteur poète.

 

Ce culte persistant n’a rien d’excessif, ni de surprenant. Brassens fut, pour parodier un titre de Jacques Chardonne, beaucoup plus que Brassens. Sa personnalité en fait un original, en marge des engouements de l’époque. Son amour de la langue, la richesse de son lexique le situent à cent coudées au dessus des pitoyables auteurs-compositeurs tirant laborieusement l’essentiel de leur inspiration d’un dictionnaire de rimes (la charité m’interdit de citer des noms, qui sont pourtant ceux de chanteurs à succès…).

 

Toute la saveur de ses textes tient dans l’usage d’un vocabulaire ne dédaignant pas le recours aux expressions surannées. Dans une culture classique, nourrie de mythologie antique, qui transparaît, fût-ce sous forme allusive, dans ses chansons. Bref, un poète intemporel. Féru de prosodie et de métrique au point de se permettre des rimes acrobatiques, dignes de son maître La Fontaine. De perpétuer l’esprit de François Villon en écrivant à son tour, lui qui se prétendait « foutrement moyenâgeux », un Testament pétri d’humour et d’autodérision.

 

La jeunesse actuelle, abreuvée, dans sa majorité, de rap, de slam et de niaiseries véhiculées par la Star Academy et autres machines à décerveler, l’ignore résolument. D’abord parce qu’elle ne le comprend pas. Ses références lui échappent totalement. Que peuvent bien signifier pour elle Bacchus et Cupidon, le Grand Pan ou « le bréviaire de l’abbé » ? Castor et Pollux ? Il y faudrait, à chaque couplet, un lexique. Décourageant !

 

Quant aux thèses véhiculées par son œuvre, aussi bien romanesque que poétique, elles n’ont pas davantage cours. Sont-ce, du reste, vraiment des thèses ? Brassens se refusait à « mourir pour des idées » (sauf « de mort lente »). Il revendiquait comme règle le droit de faire « bande à part ». Tout le contraire d’un auteur engagé. C’est dire que le pilonnage idéologique, le conformisme, la bonne conscience qui s’abrite derrière la pensée unique, le battage médiatique entourant, par exemple, les Enfoirés, tout cela aurait tout au plus provoqué chez lui un haussement d’épaule. S’intéresser, encore aujourd’hui, à un tel énergumène, persister à le prendre pour sujet d’un ouvrage, a de quoi scandaliser. Décidément, perseverare  diabolicum !

 

Il se trouve pourtant des auteurs coupables de tels errements. En l’occurrence, Jean-Claude Lamy, déjà auteur de Brassens, le mécréant de Dieu (Albin Michel), et le peintre et dessinateur Philippe Lorin. De leur association est né ce qu’on appelle un « beau livre ». A savoir que, sur le fond et sur la forme, le même souci de qualité a présidé à sa conception. Le résultat en fait un de ces objets que l’on a plaisir non seulement à feuilleter, mais à lire. Les paysages et portraits aquarellés n’offrent pas seulement au texte une illustration. Ils le prolongent ou lui fournissent un contrepoint. En développent les harmoniques. Nul pléonasme, nulle redondance (c’est le danger qui guette trop souvent ce type d’association).

 

Ainsi le lecteur est-il conduit, au fil d’une biographie qui suit fidèlement la chronologie, dans l’univers du poète. Univers physique, bien sûr : Sète et sa plage de la Corniche, Paris et l’impasse Florimond, celle qu’habitèrent « la Jeanne » et son mari Marcel, Crespières, en Bretagne, d’autres lieux encore où il séjourna plus ou moins longuement.  Plus intime, plus secret, l’univers mental et sentimental. Celui du « bois de (son) cœur », peuplé de copains et d’êtres chers. Au premier rang de ceux-ci, Püppchen, la femme de sa vie, dédicataire de La Non-demande en mariage, celle dont le portrait, croqué au gré des circonstances, figure dans maintes pages. Et puis le fidèle Gibraltar, René Fallet, Louis Nucéra. Les relations de métier, plus ou moins proches, Jacques Canetti, Pia Colombo, Marcel Amont. Beaucoup d’autres qui jalonnent le livre et viennent s’insérer dans une trame serrée.

 

Car il semble que rien qui concerne de près ou de loin l’homme et l’œuvre ne soit étranger à Jean-Claude Lamy. Il connaît tout, jusqu’à la moindre anecdote. Son Brassens est assurément conforme à ce qu’il fut dans la réalité, chaleureux et fraternel. Pudique. Généreux. L’un de nos derniers troubadours. Lequel méritait bien cet hommage digne de lui.


Jacques Aboucaya

 

Jean-Claude Lamy, Philippe Lorin, Chez Brassens, légende d’un poète éternel, un album de 30 X 28 cm,  illustré  et relié, Le Rocher, août 2015, 112 p., 20,90 €.

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