Brève note sur Camus, Peste-seller et grand écrivain français.


THE OUTSIDER

Certes, le football français n’a pas spécialement brillé ces derniers temps, mais 2010 restera l’année de ce jeune footballeur souriant dont on peut voir la photographie sur la couverture du Premier homme : le cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus a même largement éclipsé le trentième anniversaire de celle de son meilleur ennemi (Sartre, rappelons-le, est mort le 20 avril 1980).


Il est vain, bien sûr, de prétendre ajouter quoi que ce soit à tous les articles, livres et émissions consacrés à Camus qui se sont succédé six mois durant, mais on nous permettra trois ou quatre remarques, en partie inspirées, d’ailleurs, par toute cette production littéraire et journalistique.


La première remarque nous est suggérée par le « Spécial Camus » proposé par Télérama. Globalement, ce numéro était plutôt réussi et méritait d’être lu ne serait-ce que pour l’interview de la fille de Camus, qui semble avoir hérité de son père une rigueur intellectuelle exemplaire. Cependant, l’interview d’André Brink, ou plus exactement sa traduction, contenait une gaffe, pour ne pas dire une faute professionnelle ahurissante : Brink salue en Camus un écrivain « africain » et cite la première phrase de l’Étranger pour évoquer la force d’envoûtement qu’a tout de suite exercée sur lui ce roman, mais ce qui est imprimé, ce n’est pas la première phrase de l’Étranger, c’est une invraisemblable bouillie que nous refusons de reproduire ici et qui n’est autre qu’une mauvaise traduction française de la traduction anglaise de l’Étranger. Évidemment, après ce double détour, tout s’écroule. Mother died today n’a déjà plus qu’un lointain rapport avec Aujourd’hui, maman est morte. Tout le jeu sur l’ordre des mots, et l’ambiguïté sur le temps (présent ou passé ?) qui préfigure toute la suite du récit — toute cette dissonance légère, mais implacable, a disparu.


Et pourtant, l’interview même de Brink est là pour le prouver : Camus survit à la déperdition, que l’on aurait a priori cru fatale, de la traduction. Il est certain que ce qu’on a nommé « l’écriture blanche » de l’Étranger doit être largement dénaturé en passant dans une autre langue, et pourtant Camus reste — c’est l’une des choses que cette commémoration aura eu le mérite de rappeler — l’un des écrivains français du XXe siècle les plus lus et les plus étudiés à l’étranger. Autant dire qu’est sérieusement remise en question une certaine définition du style, et bien naïfs sont les critiques qui s’obstinent à confondre le style, qui est le résultat d’un ensemble, et la forme, qui n’est qu’un habillage. S’affirme ipso facto la vérité des thèses de Bossuet ou de Marmontel, suivant lesquelles le style ne fait que suivre la pensée. Un auteur n’a pas de style en soi. C’est ce qu’il dit qui éclaire sa manière de dire, et non l’inverse. Dumas, dans une certaine mesure, écrit comme Hugo, mais ils n’ont pas le même style parce que le premier a simplement quelque chose à raconter et le second a vraiment quelque chose à dire.


Tous les éléments de la vie de Camus ne sont pas forcément enthousiasmants, mais il appartenait à une génération d’écrivains qui faisaient encore vraiment attention au monde qui les entourait et pour qui l’adjectif autotélique aurait été un gros mot. Ce tuberculeux, comme nous l’avons rappelé, jouait au football. Le bonheur de Camus n’est pas très éloigné de celui du Rousseau des Rêveries : il passe par le parfum des oliviers, par le goût du sable et du sel de la plage ; il est communion de l’être individuel avec le cosmos. Et, plus immédiatement — et là, contrairement à Rousseau —, il est identité avec l’autre. Nous évoquerons simplement l’une des notules rédigées par Camus pour la Postérité du Soleil, recueil de photographies réalisées par Henriette Grindat, photographe helvétique, à l’instigation de René Char (Gallimard). L’une des photos représente un escalier désert, dans ce qu’on imagine être une grange. En voyant l’escalier, Camus voit l’homme qui l’emprunte chaque jour ; il voit même, sur la manche de ce fantôme très présent, la traînée blanche consécutive au frottement de son épaule sur le mur de chaux.


Dans un texte mielleux et fielleux, Bernard Frank explique que Camus avait des allures de paysan endimanché quand il entrait dans un salon rempli de penseurs du boulevard Saint-Germain. Bernard Frank ne croit pas si bien dire : c’est parce qu’il était « paysan », parce qu’il regardait et sentait physiquement la terre et le ciel que Camus a pu écrire une littérature qui passe les frontières.


C’est sans doute ce sens des réalités — voir dans la Peste cette éblouissante scène dans laquelle les politiques se demandent s’ils doivent annoncer officiellement que la peste est là, ne pas l’annoncer du tout, ou dire qu’elle n’est pas là tout en prenant les mesures que l’on prendrait si elle était là —, c’est l’idée, tellement étrangère à nombre d’écrivains et artistes contemporains, que les actes et que les paroles peuvent avoir des conséquences, c’est cette préoccupation qui a amené Camus à donner à la morale une place capitale dans son œuvre. Il est l’un des rares à s’être demandé si une révolution pouvait se permettre le luxe de faire passer par profits et pertes ses victimes innocentes. Il est, à notre connaissance, le seul auteur du XXe siècle à avoir dénoncé la confusion si française entre intelligence et méchanceté. C’est sa naïveté et sa grandeur. Et c’est ce qui l’inscrit dans la lignée des grands écrivains du XIXe, car, comme l’a expliqué Todorov, même chez un Baudelaire, il y avait une haute préoccupation morale. La poésie pouvait se prendre elle-même pour objet dans la mesure où elle englobait absolument tous les domaines.


Mais les hommes de gauche et même les défenseurs les plus sincères de Camus ont toujours en réserve leur flèche du Parthe contre lui. Il y aurait dans son œuvre une immense lacune : il n’a pas, ou presque pas, parlé des Arabes, autrement dit de quatre-vingt-dix pour cent des gens qui constituaient la population de sa chère Algérie. Fâcheux silence de la part d’un homme qui, dans son discours de Suède, a défini l’artiste comme celui qui avait pour mission de parler pour ceux qui ne sont pas en mesure de le faire. Mais est-il si clair que les Arabes soient absents de son œuvre ? Relisons la fameuse scène du meurtre de l’Arabe dans l’Etranger. Certains détails — ce bateau qui passe à l’horizon comme pour signaler qu’un jour il faudra partir, le fait que l’Arabe « se coule » entre les rochers comme la source proche — peuvent nous faire penser qu’il y a là comme une prémonition du « rapatriement » des Français d’Algérie en 1960. Meursault est « l’étranger » tout simplement parce que, quoi qu’il en pense, il est dans un pays qui n’est pas vraiment le sien. Visconti a d’ailleurs expliqué dans une interview qu’il aurait aimé tirer dans ce sens son adaptation cinématographique de l’Etranger si Madame Veuve Camus ne l’avait détourné de cette ambition.


C’est vrai, il n’y a pratiquement pas d’Arabes dans la Peste, qui pourtant se passe à Oran. Mais la Peste est une métaphore, et les métaphores, qui sont, par essence, des déplacements, perdent tout leur pouvoir subversif si on les enferme dans une réalité trop précise. A certains égards, la Peste raconte une guerre. Camus a sans doute préféré se pencher sur les racines du Mal plutôt que d’établir une typologie de ses victimes.


Comme nous l’avons dit, il y a eu, cette année, de nombreuses rééditions et des dizaines d’ouvrages nouveaux sur Camus. Nous pourrions donc nous embarquer ici dans une longue liste, saluer par exemple le côté pratique du Dictionnaire Albert Camus paru dans la collection Bouquins ou rappeler que l’épaisse biographie d’Olivier Todd [éd. Folio] demeure probablement la meilleure, mais il nous semble que l’essentiel se trouve dans un assez mince récit de José Lenzini publié chez Actes Sud et intitulé les Derniers jours de la vie d’Albert Camus. Au début, on craint le pire — une espèce de semi-fiction ou de docudrama comme il en pleut dans les productions télévisées anglo-saxonnes. Lenzini, donc, raconte comme s’il écrivait un roman les derniers jours de Camus, invente des dialogues qui n’ont visiblement jamais eu lieu tant ils sonnent faux, multiplie les flashbacks pour donner une image complète de son « héros » et insère impunément (même s’il signale la chose en utilisant des guillemets) de temps à autre dans son texte des phrases empruntées çà et là à Camus, pour rester « dans le ton ». Seulement, il faut poursuivre jusqu’à la saisissante postface d’une quinzaine de pages, qui est à ce récit ce que ses plans finaux, en images réelles, sont au dessin animé Valse avec Bachir. Lenzini n’écrit plus — il cite. Et il raconte tout simplement sa propre histoire, qui balaie d’un trait toutes les méchancetés et abjections que Sartre, Breton, Frank et tant d’autres avaient pu déverser sur Camus. Lenzini a eu une idée toute simple, menée à bien au bout de quarante ans : il est allé trouver Saïd Kessal, ce jeune Algérien qui, le jour de la remise du Prix Nobel, s’en était pris à Camus en lui reprochant son silence et avait amené celui-ci à prononcer la formule qui allait lui valoir tant d’ennuis, selon laquelle entre la justice et sa mère, il préférait sa mère.


Lenzini découvre que Kessal, loin d’être le militant algérien qu’on aurait pu croire, était installé en Suède depuis bien longtemps ; qu’il n’était pas étudiant ; qu’il n’avait pratiquement pas lu Camus au moment de la remise du Prix Nobel ; qu’il ne l’a découvert qu’ensuite. Mais qu’il a été bouleversé, en lisant en particulier la suite de textes réunis sous le titre Misère de la Kabylie. Il voulut même, à l’occasion d’un passage à Paris, rencontrer Camus. Mais il croise Jules Roy qui lui explique que celui-ci vient de mourir.


Alors Saïd Kessal va déposer des fleurs sur la tombe de Camus. Il y a, dans cette rencontre post mortem, un étonnant écho d’une page bouleversante du Premier homme. Jacques va s’incliner devant la tombe d’un père qu’il n’a pas connu et le fait simplement pour faire plaisir à sa mère, mais, jetant un coup d’œil sur les dates inscrites sur la stèle, il se rend compte que le mort qu’il vient saluer avec tant de désinvolture a le même âge que lui. Ce père si lointain et si étranger se révèle être, tout d’un coup, son semblable, son frère.


FAL


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