Léon Werth l’intraitable

Jeune pigiste au Petit bleu, il avait l’habitude de déposer une couleuvre sur sa table de travail, afin de ne pas subir le dérangeant voisinage de ses collègues. À l’occasion, il lui arrivait même de s’enrouler ce délicat reptile autour du poignet. Léon Werth est tout entier dans cette anecdote, rapportée par Gilles Heuré dans son saisissant essai biographique sur l’auteur de Clavel soldat.

Saisissant parce que c’est un portrait plein de justesse, élaboré par touches et retouches, comme prises sur le vif, qui nous est proposé ici. Gilles Heuré ne s’est pas mâché la besogne en tentant d’appréhender un tempérament aussi difficile à cerner. Non pas que Léon Werth fut une personnalité duplice et dissimulatrice ; mais, revêche aux mondanités, animé par l’inextinguible envie d’en découdre avec son époque, Werth ne fit jamais l’économie d’un trait assassin ou d’une volée de bois vert à l’encontre d’un pair ou d’un aîné. D’irrévérence, il sut en faire preuve à l’égard de géants tels que Gide ou Picasso. De courage aussi, quand il s’agit de rendre le drame humain qui se cache derrière les élans nationalistes de 14 ou la propagande coloniale.

Werth est entré en littérature – et, à son corps défendant, en journalisme – grâce à Octave Mirbeau. Ce parrainage fondateur donnera d’ailleurs le "la" à toute sa production. Malgré les rumeurs à ce sujet, Heuré signale que Werth ne fut pas le secrétaire de Mirbeau, même s’il acheva son dernier opus, Dingo. Il n’accomplit en réalité cette tâche que par estime pure envers un aîné en qui il reconnaissait un caractère à la mesure du sien et des convictions communes (anticléricalisme, esprit libertaire, haine du bourgeois et de sa morale).

Collaborateur à Gil Blas, à la revue symboliste La Phalange et à de nombreux quotidiens, Werth commence à exercer son talent de critique, et partant, de polémiste : il assène ses quatre vérités à l’« onanistique » Barrès, décrète que Claudel ne « devrait séduire que les illettrés » et constate avec désarroi en 1913 que « les écrivains ne font plus de livres que pour annoncer qu’ils aiment bien leur mère et qu’ils ont une âme immortelle ». Ce serait pourtant une injustice de ne voir en Werth qu’une plume vitriolesque et redoutée: à l’instar de tous ceux qui savent détester, il a l’éloge démesuré, à propos de Jules Romains, Colette ou Pierre Hamp par exemple.

Avec La Maison blanche, roman de 1913, il quitte l’arène du débat d’idées pour une écriture plus confidentielle. Il y raconte son séjour d’un mois en clinique, puis sa convalescence à cause d’une otite aggravée. Ce texte, « livre d’un pauvre homme d’aujourd’hui » selon Mirbeau, inaugure ce qui constituera la marque de fabrique de Werth : le récit d’une lutte, à la vie à la mort, livrée avec lucidité sur sa condition et avec curiosité vis-à-vis des réactions de son entourage. La Maison blanche ratera de peu le Goncourt 1913, mais gagnera définitivement à Werth l’admiration et l’amitié indéfectible de l’historien Lucien Febvre.

Une autre ère s’ouvre. À l’approche du premier conflit mondial, Werth se situe à l’extrême gauche, se veut antipatriote, anarchiste et ardemment pacifiste. Son itinéraire croise celui de Gustave Hervé, figure emblématique du socialisme insurrectionnel, par laquelle Gilles Heuré n’hésite pas à faire un large détour pour expliquer l’engagement inattendu de Werth en 1914.

Il s’enrôle, à 36 ans, et sans fleur au bout du fusil. Peut-être à la manière d’un Bardamu, « pour voir comment c’est » ; mais surtout, comme un volontaire de l’An II, à la fois refusant l’agression militariste allemande et persuadé, puisque aucune grève générale n’avait été déclenchée suite à l’exécution sommaire de Jaurès, qu’il pouvait défendre la paix en se faisant poilu. Ce choix, si paradoxal fût-il, le conduira à affronter une expérience décisive, d’où seront tirés Clavel soldat et Clavel chez les majors en 1919. Clavel, double narratologique de Werth, vit sa mobilisation en déçu, en égaré. « La guerre », d’après Heuré, « il va la décrire dans ses moindres détails avec ses petits riens qui font le grand néant. » La ruée collective vers le désastre s’accélère. Un fossé se creuse entre l’insoutenable réalité des tranchées et le bourrage de crâne de la presse de l’arrière, colporteuse d’un chant funeste : celui des « rossignols des carnages », confortablement planqués.

Un écœurement donc, voilà ce que retire Werth de ce long flirt avec l’hypocrisie et l’horreur. Il n’en reste pas moins vigilant et décidé à maugréer. Rien ne va l’en dissuader, pas même les recensements entomologiques d’un Norton Cru, cet universitaire américain se croyant investi de la mission de démontrer que la fictionnalisation du vécu ne peut se hausser à la valeur du document.

Werth aura la quarantaine et la cinquantaine turbulentes. Il bourlingue pipe au bec, danse loin du cénacle de « Gide et de ses jeunes hommes aux lèvres peintes ». Il va jusqu’en Indochine, davantage Européen errant que méprisable voyageur littéraire, pour donner Cochinchine, implacable dénonciation du système colonial. Gilles Heuré accorde également une large place à la parole des proches, aux souvenirs d’assises de Werth, aux extraits de chroniques, plus charnelles que théoriques, qu’il laissa sur le cinéma et les arts plastiques. Le spectre de la guerre reviendra briser cette image apaisée de spectateur aussi averti qu’intransigeant.

Les chefs d’œuvre de Werth datent de ce moment : ce sont 33 jours, émouvante fresque de la débâcle de 40 et de l’exode, et Déposition. Cette somme est à peine un journal intime, mais plutôt l’énorme témoignage à charge d’un ancien combattant juif et sexagénaire, à qui l’on rappelle sur le tard qu’il n’a plus le droit de prétendre au rang de Maréchal de France, et qui mènera dès lors à lui seul, en reclus dans le Jura, une croisade contre l’imbécillité de son époque. Des « notules et des ruminations du temps de l’Occupation […], des propos entendus au bourg ou dans les fermes ». Des miettes qui font le pain quotidien d’une humiliation ressentie au plus profond de l’être. Des brimborions qui n’amusent plus l’enfant devenu vieux.

Inutile de poursuivre pour faire comprendre que Werth est un contemporain capital, qu’il faut d’urgence sortir de l’ombre, autant pour la qualité de son style que pour la probité de ses jugements. Depuis longtemps, l’éditeur Viviane Hamy nous incite à cette redécouverte. À dater de la publication de l’ouvrage pionnier de Gilles Heuré, ceux qui n’identifieront Werth que comme le dédicataire du Petit Prince n’auront plus d’excuse.

 

Frédéric SAENEN

 

Gilles HEURÉ, L’Insoumis. Léon Werth 1878-1955, Viviane Hamy, 2006, 340 pp., 20 €.

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