Carsten Stroud : Dans le vieux Sud cruel

Parmi les broméliacées, Tillandsia usneoides est une espèce assez particulière : avec ses filaments, manières de cheveux gris entremêlés agrémentés de minuscules fleurs vertes, elle mérite son surnom de " barbe espagnole " ou mousse espagnole. Souvent appelée « cheveux de sorcière » ou « fille de l'air », cette insolite plante épiphyte se balade entre ciel et terre et contribue à produire cette ambiance inquiétante et poisseuse qui convient à tout bon roman Southern Gothic.

Ici, dans Niceville de Carsten Stroud, les demeures aux vérandas peintes en blanc, les prairies jaunes et desséchées, les petites villes où d'antiques familles remâchent des rancœurs anciennes, se couvrent la nuit de cette plante humide qui colle à la peau. Heureusement, il y a le jour ! Ah, le jour, écrasé de soleil !... C'est ce moment béni que choisissent d'aimables policiers pour dégommer à coup de Barrett calibre .50 d'innocents convoyeurs de fonds, et s'emparer d'un énorme butin qu'on imaginait voir piller par des voyous plus traditionnels. Coker et son calibre .50 font des miracles : " Le type explosa littéralement, l'onde de choc hydrostatique traversa les tissus aqueux de son corps à la vitesse du son, comme un astéroïde percutant la surface de l'océan. " Ses complices, Merle Zane et Charlie Danziger, vont fatalement lui en vouloir d'être aussi capable...

L'inspecteur Nick Cavanaugh, moins corrompu et accompagné de son épouse Kate, enquêtent à la fois sur ce méchant hold-up et sur la disparition inquiétante d'un tout jeune homme qui se trouvait en ville, planté devant la vitrine d'un magasin, et qui la seconde d'après ne s'y trouvait plus, " volatilisé ", perdu, escamoté par des forces obscures. C'est à partir de là que le fantastique s'en mêle, toute l'habileté de l'auteur consistant à hésiter entre des explications dites rationnelles et des élucubrations relevant du surnaturel lié à la rancune des fantômes issus de vieilles familles du Deep South.

De nombreux personnages secondaires, tous plus bizarres les uns que les autres, interviennent alors dans cette intrigue ahurissante, depuis un certain Byron Deitz, répugnant entrepreneur dirigeant une société vouée à la " sécurité " jusqu'à un vieux chef indien pédophile, délicieusement nommé Morgan Littlebasket. Tout ce petit monde s'agite et s'entrechoque, au point de rendre dingues l'inspecteur Cavanaugh et sa femme, qui parviendront cependant à démêler quelques fils de barbe espagnole.

Inutile de préciser que l'on a grand plaisir à s'égarer dans cet univers étrange où les clés USB gorgées de photos cochonnes côtoient les fusils à " lunette de visée Leupold " et les dames blanches qui hantent des manoirs abandonnés. Le monde de Carsten Stroud est celui d'un homme qui a roulé sa bosse et bourlingué dans nombre d'endroits glauques. On peut tout à fait prendre un aller simple pour Niceville. Non, plutôt un aller-retour : c'est une ville effrayante.

Bertrand du Chambon

Carsten Stroud, Niceville, traduction de Josée Kamoun  et Olivier Grenot, Le Seuil, juin 2013, 501 pages, 22,50 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.