Chantal Thomas : La symétrie du désastre

Été 1721, le Régent Philippe d’Orléans a une idée de génie : neutraliser l’Espagne et retarder le moment où Louis XV âgé de onze ans pourrait donner naissance à un Dauphin de France. En effet si le futur roi meurt sans héritier, la couronne lui échoit directement. « Le plan est si parfait qu’il semble relever non d’un esprit humain mais de la providence. » Il suffit de marier la très jeune infante d’Espagne Anna Maria Victoria, trois ans, à Louis XV et Mlle de Montpensier fille du Régent, douze ans, au Prince des Asturies, quinze ans. Les précoces fiancés, tous cousins issus de germain n’ont pas voix au chapitre sauf Louis XV à qui l’on demande un oui furtif.

 

Le double voyage hâtif en plein hiver a toutes les chances de tuer les princesses mais bien que non consentantes, elles sont résistantes. Sur l’Ile aux faisans, elles se croisent, s’embrassent, « leur passé est un pays étranger ». À Madrid, pour son « entrée dans le règne du désastre », la jolie princesse parisienne est mariée, mise dans un lit avec le prince qui ressemble à une chauve-souris, devant lequel passent les courtisans et rejoint ses appartements profondément choquée.

En France, pour la traversée du pays, le décalage n’est pas moindre avec l’infante-reine, très à l’aise dans ce délire collectif absurde qui s’est emparé de la population. L’enfant pose la question : « Le roi mon mari, il jouera avec moi ? » À Versailles, le roi ne joue pas avec elle mais lui dit platement : « Madame, je suis charmé que vous soyez arrivée en bonne santé », avant de retourner à ses jeux interdits dans les fourrés avec de jeunes marquis.

 

Autodafé et adulation inepte

 

À Madrid,  l’adolescente assiste à un autodafé. Violent accueil. Chasses et viols suivront dans la foulée. Très vite, l’existence dans des châteaux sinistres avec des  dévots gais comme des pierres tombales vient à bout de la raison de la jeune française. 

À Paris,  la petite fille est l’objet d’une adulation inepte et hors de propos. L’infante est la reine des fêtes les plus somptueuses. Les courtisans à l’échine souple conversent avec elle de poupées, de hannetons et de coccinelles.

 

Mais l’idée du régent devient empoisonnée : D’un côté, la reine d’Espagne ne reçoit aucune éducation mais couche avec ses suivantes, choque et déplaît au plus haut point. Elle boit, se gave et vomit, lave des mouchoirs à longueur de temps, s’exhibe à moitié nue pour prendre le soleil. De l’autre, Marie-Anne Victoire ne grandit pas assez vite au goût de la cour. On a beau la mesurer encore et encore elle reste petite. On présume qu’elle ne pourra pas avoir d’enfants avec une telle constitution. Elle a cinq ans ! Elle attrape la petite vérole qui ne s’avère être qu’une rougeole mais n’a pas le bon goût d’en mourir.

 

La question devient lancinante : comment se débarrasser de cette enfant chétive, et beaucoup trop jeune ?

 De l’autre côté des Pyrénées le même dilemme se pose : comment renvoyer celle qui a l’étoffe des petites sorcières à brûler vives sans que la guerre entre la France et l’Espagne reprenne ?

 

Demi-folle contre enfant déchue

 

La petite vérole dont meurt le jeune roi d’Espagne et à laquelle on expose en vain la reine désormais douairière de quinze ans résout le problème : elle est réexpédiée dans son pays d’origine « aussi désirée qu’un paquet de linge sale ». Déshonorée et salie à jamais, la demi folle croise à la frontière comme trois ans plus tôt mais en sens inverse l’enfant déchue à qui Louis XV son grand amour n’a même pas dit au revoir. Elles ne s’embrassent pas. En quelques mois, la destinée des deux jeunes filles s’est nouée dans une parfaite symétrie du désastre. Si l’une, trop jeune pour se souvenir se mariera, l’aînée mourra précocement, oubliée et marquée par le scandale.

 

Dans ce roman très documenté, Chantal Thomas relate un échange à peine croyable dans lequel deux enfants ne sont que des jouets diplomatiques. Les deux princesses servent l’ambition de Philippe D’Orléans jusqu’à ce que n’étant plus d’aucune utilité, on les rende comme un objet cassé.

 

Les violences physiques ou psychologiques que décrit l’auteur sont courantes au XVIIIe siècle où les enfants n’ont pas encore une réelle existence. Les parents ne commençant à s’intéresser à eux qu’une fois la petite enfance passée et leurs chances de survivre plus sûres. Pour les mettre au travail chez les paysans, les marier au mieux de leurs intérêts chez les aristocrates.

 

Chantal Thomas, spécialiste du XVIIIe siècle, auteur d’ouvrages sur Sade, Casanova, Marie-Antoinette, plus connue par Les adieux à la reine, à la base du film éponyme, s’est appuyée pour écrire ce roman sur des lettres des personnages concernés et par des extraits de presse de la Gazette.

 

L’immense  intérêt du livre est de faire revivre cette histoire oubliée, symptomatique des mœurs de l’époque ainsi que l’hystérie collective qui s’empare de tous sur le parcours de la toute jeune infante, ces courtisans qui jouent avec elle et la délaissent ; tout autant que la lucidité du jeune Louis XV, orphelin obsédé par la mort et la chasse.

 

Souvent chez l’auteur, la fiction n’est qu’un paravent plaisant destiné à masquer  la rigueur des faits, mais L’échange des princesses est trop grave, trop intense pour que le lecteur oublie que des fillettes aient pu être ainsi persécutées dans les ors et les dentelles des palais royaux

 

Un roman brillant et dérangeant qui décrypte la Grande histoire à partir de celle des plus petits de ses sujets détruits à jamais pour raison d’État.

 

Brigit Bontour

 

Chantal Thomas, L’échange des princesses, Seuil, août 2013, 335 pages, 20 €


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