Guernica, histoire secrète d'un tableau

Où l'on voit le génie de la lampe recevoir un trésor sans l'avoir mérité.

(Conte moderne)



Germain Latour, avocat de son état et écrivain à ses riches heurs, vient de consacrer au "mystère Picasso" comme se plaisait à le nommer Georges Clouzot un ouvrage aussi passionnant qu'ardu.



Passionnant


Le lisant, mille pensées, cent problématiques, nous viennent, nous entraînent, de lignes de fuite en chemins de travers. Sans être « critique d'art »   et sans doute parce qu'il ne l'est pas, l'auteur, néanmoins au fait de son sujet, nous donne à fouailler la charogne d'un homme, celle d'une époque , hélas non révolue. Au-delà de ce que nous connaissons par la force des choses – sans même rien avoir voulu savoir de Picasso, peintre majeur, génie incontesté ante et post mortem – le livre de Latour aborde la présupposée ridicule question de la responsabilité de l'artiste. Notre temps a réglé ceci en quatre mots, "Tous droits au génie", particulièrement son irresponsabilité, non plus psychiatrique donc légale, mais naturelle. Mon lecteur, à l'instant devine, sans qu'il faille m'étendre, pourquoi il était important que Latour fût juriste et non pas psychiatre ou professeur d'esthétique.


Devant l'Artiste : Celui qui comprend, Celui qui devine, Celui qui sait le fond des choses, étreint le monde, le restitue non dans son apparence mais dans sa Réalité, confondue avec la Vérité, le Maître du sens, l'Ange de la tranverbération... les foules sont priées de se masser, se prosterner afin de recevoir l'hostie qui les délivrera de l'inconvénient d'être nées en des temps déplorables.

Avec le sacre de Picasso, peintre de Guernica, voici le génie de l'enfance, devenu l'agneau de dieu, la condition de possibilité laïque de la Très Sainte communion, le vecteur de la révélation, la crucifixion noire... Même si... C'est là l'objet du livre.


La définition canonique du génie circule, mouvante et inchangée, au fil des siècles. Du prophète à la pythie, via le chamanisme, une certaine vision culmine avec le romantisme, pour s'incarner en France dans la double figure de Rimbaud et du comte de Lautréamont. Génie à l'état sauvage, inconscience du génie... On connaît la chanson. On sait l'effort de Nietzsche pour se décontaminer du cas Wagner, considéré comme l'absolu musical. L'intérêt porté à Gould, autiste Asperger, prendra le relais... Pas le temps ni le lieu de détailler ici le red carpet des arts. En littérature la France a eu Céline, elle aura ses rejetons. Vertiges et pouvoirs de l'abjection, Kristeva a fort bien analysé ce vice français. Vive, la sauvagerie rejoint le camp des méchants, faute d'osciller toujours entre Dionysos et Apollon au profit du seul Dionysos. Il aurait suffit pour stopper ce déferlement d'idées reçues de relire ou de lire Les Bacchantes. Tout le monde, Sollers en tête, n'est pas Nietzsche. Relire Euripide semble vain en un temps où "d'être résolument moderne", le diktat s'impose sous peine de mort sociale.



Revenons à Picasso et au beau travail de Maître Latour


1937. Année terrible. En Asie, c'est le Viol de Nankin et en Europe, le tapis de bombes, tombé un beau matin de mai sur la paisible bourgade de Guernica qui est en pays basque. D'un tapis l'autre... Opération de printemps, Picasso s'évade sur un tapis volant dont il ne redescendra plus. Anthume, posthume, son génie consacré sans purgatoire et sans mise à l'épreuve. Ad libitum. L'époque y sera pour quelque chose. La furie des grands nombres prend possession de la terre habitée et des déserts. Sur la planète Terre, sept ans durant, Thanatos moissonne. La récolte n'a jamais été aussi bonne depuis que le monde est monde. Cent mille morts par ci, un millions de victimes par là , six, quinze millions ailleurs. Au total près de cinquante-cinq millions d'hommes, de femmes et d'enfants, vont périr , par le fer, le feu, l'arme blanche, les gaz, cyclon B ou ypérite, qu'importe le flacon pourvu que mort s'en suive et mort s'en suivra, la torture, la peste, le choléra, le typhus, la guerre bactériologique, l'incurie et l'irrespect du droit international... Au même instant – que sont sept années au regard de l'éternité ? – la figure du peintre maudit, se mourant d'inanition en son atelier, brûlant les châssis de ses toiles pour se chauffer l'hiver ou prostituant sa femme  et ses filles pour éviter de se prostituer soi-même en exécutant la moindre commande, s'efface. Place est libérée pour Picasso ! Place libre à l'artiste capitaliste. La pénurie établit la valeur. Le génie, denrée rare, doit être récompensé au prix du marché. Au nombre de victimes, font écho les milliards concédés par le marché de l'art au sauvage, au barbare, retitré, à son corps et à son esprit défendant, témoin voire chantre compassionnel. Et c'est là que "l'histoire secrète d'un tableau" prend tout son sens et l'aventure arrivée à Picasso tout son sel.


"Cet homme a du génie". A l'envie, désormais, toutes les Dorine du monde pourront tenter de rétorquer "mais..." Toutes s'entendront rejouer la scène du Tartuffe, celle du "pauvre homme", sur le mode "cet homme a du génie." Ad absurdum.


La litanie des manquements privés de Picasso est longue. La pingrerie n'est pas le moindre de ses charmes, deux amantes et un fils, acculées au suicide, sans parler du reste dont la basoche pour l'héritage témoigne... Tout crime pour le commun, considéré comme dommage collatéral du génie, loin de nuire à la réputation de l'artiste, au contraire, l'auréole. Voici par conséquence, la responsabilité de l'artiste devenue, la Vulgate l'exige, l'apanage des médiocres. Au nombre : Virgile, décidant de brûler l'Enéide pour témoigner de la trahison de l'empereur Auguste, Montherlant refusant de publier à sa date La Rose des sables, Fondane, préférant la mort, à la culpabilité d'abandonner sa sœur aux bourreaux, Péguy et Bernanos, beuglant contre leur propre camp, Barrès célébrant les familles spirituelles de France après avoir chargé Dreyfus... Qui veut entendre pleinement les conséquences du discours de Latour doit relire sur le champ Rimbaud le voyou de Benjamin Fondane (Denoël 1933) et pour déterminer les limites de la responsabilité, il lira Le Déshonneur des poètes de Benjamin Perret, paru en février 1945 chez José Corti.


Mine de rien, cette étude sérieuse, documentée, parfois ardue – nous savons moins l'histoire de la muséographie contemporaine que la préface de Claudel aux œuvres du jeune Rimbaud – apporte une contribution notable à la critique de la déraison capitaliste appliquée à l'oeuvre d'art.


Sarah Vajda


Germain Latour, Guernica, histoire secrète d'un tableau, éditions du Seuil, septembre 2013, 21 eur



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5 commentaires

anonymous

Une critique lyrique et un peu pedante qui ne nous informe guere sur le livre dont elle est censee rendre compte.  Un faire-valoir (?) pour l'auteur de l'article ! 

Henri Roanne-Rosenblatt

anonymous

Bonjour,

 

On vient de me signaler cette critique (je découvre le site).

 

Très honoré d'être (avoir été) la cause, le prétexte ou le motif de ce texte beau,  fort et lyrique, à son tour peut-être un peu "ardu" voire "élitiste" mais aux ondes de choc (et de convergence) duquel je souscris.

 

Avec mes remerciements.

 

l'auteur

anonymous

Bonjour l'Auteur,  

De retour de voyage je trouve votre message et vous en remercie comme je  vous renouvelle l'expression de mon estime pour votre salutaire et bel ouvrage. 
Le critique 

anonymous

Bonjour "le critique",

 

Merci. En savoir un peu à votre sujet m'intéresse sans vouloir être importun.

 

l'auteur

anonymous

Bonjour l'Auteur", cher "Maître", 

Que voulez vous savoir ?  Comme troisième vie, troisième voie,  je me suis engagée en littérature, publiée et puis mon ton devenant sans doute de plus en plus déplaisant à mesure que le marché du livre changeait de nature, je peine à publier mon travail. En ce moment je compose une vie d'Orde Wingate, extravagant officier britannique,  qui en Palestine mandataire forma à l'art des attaques de nuits les jeunes juifs de la Haganah, dut quitter le pays, s'illustra,  toujours dans la guerre dite asymétrique,  en Abyssinie qui fut depuis l'Ethiopie, conduisit le triomphe d'Hailé Sélassié de retour au pays,  et enfin coordonna en Birmanie  les opérations de commandos ango-américaine et mourut dans un accident d'avion en mars 1944 sans voir la défaite d'Hitler....