Les Angles morts d'Alain Fleischer : Retour en Yiddishland

Attention ! Ce livre est un chef d’œuvre.
Il est, il doit, être dans la bibliothèque idéale qui n’existe pas, il devrait être au programme des classes de philosophie, des classes d’histoire, des classes préparatoires, de l’ENA et de Sciences Po, mais il ne sera « qu’un livre formidable », et c’est déjà là l’essentiel. Il est, pour moi, à classer dans les dix titres indispensables que tout homme digne d’intérêt et d’un minimum de connaissance, c’est-à-dire de sollicitude porté au monde dans lequel il vit et aux hommes qui le peuplent, se doit d’avoir chez lui, à portée de mains, pour, une fois la première lecture achevée, pouvoir, au gré des humeurs, des couleurs du ciel, des soucis et des petites joies, l’ouvrir au hasard et se remplir du plaisir d’en lire quelques pages, à la dérobée, comme un étudiant romantique qui sait qu’en faisant l’école buissonnière il apprendra beaucoup plus qu’en restant figé sur son banc, près du radiateur.
Ce livre est l’école de la vie rapportée – gageure impossible mais pari réussi – en quelques quatre cents pages que l’on consulte lentement, comme l’on sirote un vieil armagnac, fume un bon cigare au coin du feu, pour que dure encore et encore l’insaisissable frisson de plaisir qu’il provoque… et que jamais il ne s’achève.

« Comment le monde peut-il continuer ? », se demande le narrateur, en ouverture de cette aventure en Hongrie soviétique. Après tant d’événements exaltants, ou dramatiques, après tant d’idées, de découvertes, de conquêtes… après tant de sourires et de rires innocents et spirituels, écrasés et souillés par le sarcasme vulgaire et l’ironie obscène : oui, comment le monde peut-il encore tourner ?
Comment Alain Fleischer peut-il nous entraîner dans sa ronde illuminée et nous attendrir, nous faire rire, nous émouvoir sur un sujet qui semble pessimiste à souhait ? Tout simplement en maniant la langue d’une plume alerte et lancinante. En s’inspirant, sans doute, certainement, de faits connus et d’histoires rapportées, car comment, sinon, connaître aussi bien cette région, cette culture, sans, quelque part, en faire un peu partie ?
Alain Fleischer instaure une musicalité à la narration, un ressac lingual fait de répétitions qui rappellent la prosodie orientale et les poètes de la période préislamique. Une phrase s’étire, longue, infinie, sans motif prédéfini mais toujours reconstruite dans un incessant mouvement de va-et-vient, pendule qui stigmatise le temps qui passe et les petits bonheurs que l’on ne remarque pas. Le style d’Alain Fleischer est un quantième perpétuel glissé dans les phrases par un magicien du genre humain.

Les Angles morts a paru dans la collection Fiction & Cie (qui sera, pour moi, toujours associée à La Mer des mamelles, un roman d’amour ès lettres d’Alain Ferry publié en 1995, intriguant et savoureux récit sur les poitrines féminines revisitées à travers des siècles d’écriture). Si je le signale c’est que cette collection est l’une des rares à avoir su préserver son identité, à nous avoir toujours offert des livres différents, des livres neufs, tant sur le plan de la narration que sur celui de l’approche littéraire et intellectuelle, des livres sérieux qui ne se prennent pas au sérieux mais qui ouvrent d’autres portes sur d’autres univers secrets, que la littérature outrancière du retour sur investissement que certains éditeurs nauséabonds nous imposent aujourd’hui.
Or, un livre n’est pas un pavé de 600 pages qui parle de tout et de rien, mais une œuvre qui possède la grâce du chant d’un rossignol, un objet qui délivre une mémoire, une rivière qui coule en nous par la grâce du style de l’écrivain… Denis Roche et son dream team l’ont bien compris. Merci donc à Frédéric Mora à qui nous devons ce livre. Refermons la parenthèse.

Nous sommes en 1973, au début de l’été. Un quatuor d’anciens amis, des Hongrois dispersés à travers le monde, ont décidé, trente ans après l’obtention de leur baccalauréat, de se retrouver à Budapest, pour célébrer l’événement.
Mòr Steinberg, le narrateur, est un jouisseur, un homme qui aime prendre son temps. Il s’offre donc deux jours pour arriver à bon port. Au passage, il récupère en Bohème une vieille automobile achetée sur un coup de cœur, par correspondance, via le bulletin du club anglais de collectionneurs de voitures anciennes dont il est membre. Puis il fait halte dans une auberge typique au bord de la route. Fête son retour avec un dîner hongrois dans la plus pure tradition : foie gras frais et grillé, filet de sandres, et une part de retes aux cerises. Le tout arrosé d’un Tokaj Azsu. Puis, sous la tonnelle, il fume un Cohiba Espléndido. Et s’assoupit en rêvant à ses souvenirs de jeunesse…

Mòr roule en cabriolet Daimler Light Stright 8 de 1933 – découvert dans la charpente de la synagogue de Tabor, en Bohème –, qui recèle de multiples secrets – avec son huit cylindres en ligne de 5,5 litres, sa boîte de vitesses Wilson à présélection – et arbore à son poignet un chronomètre Oméga – vendu avec la voiture par un vieil homme qui murmurait à son oreille, en yiddish et en allemand, l’extraordinaire histoire de ce bijou, acheté en 1927, confié à l’horloger en 1943 et oublié pour cause de montée du nazisme et de départ précipité – , montre ancienne, et unique, qui a la particularité de tourner à l’envers, « non pour remonter le temps, ni pour calculer un temps qui nous éloigne et nous sépare, mais au contraire, nous rapproche et peu à peu va nous rassembler. »
Étrange voiture que cette Daimler, où la marche arrière a été volontairement annulée. Et le huit cylindres réduit à sept pièces, en rapport avec la tradition, « mais non comme une limite » ; aussi le nouveau propriétaire n’aura qu’à le laisser s’élever vers le chiffre huit et recouvrer sa véritable fonctionnalité, apprend-on à la lecture du Driver’s Guide, annoté en yiddish, comme un testament où il est explicitement précisé « qu’au Juste ne sont permises ni l’erreur d’appréciation, ni la faute d’inattention. »

Le ton est donné : sous la forme d’une ballade champêtre, certaines pendules vont être remises à l’heure. Ce n’est pas pour déplaire à Mòr qui aime bien philosopher et débattre toute la nuit…
Collectionneur d’un genre particulier, Mòr ne s’intéresse qu’aux objets dotés d’un mécanisme qui a fonctionné à l’origine, puis qui s’est longuement assoupi et s’est fait oublier au cours des décennies. Ils « sont dépositaires d’une mémoire qu’à tout instant ils peuvent faire parler, rappelant à la surface du monde et du temps un monde englouti dans le temps. »
À Mòr de leur redonner une nouvelle vie et d’y rechercher les fantômes des anciens propriétaires. Il en va ainsi des voitures qu’il entrepose un peu partout (garage, jardin d’une ancienne compagne, grange, sous-sol désaffecté, etc.), des machines à écrire, des phonographes, des montres, des machines à coudre, des presse-fruits, moulins à café… « Dans son obsession de sauver de la mort et de protéger des objets, identifiables et nommables, le collectionneur compense le deuil d’une perte sans nom, qui est peut-être celle de lui-même, s’abandonnant un peu plus, à chaque nouvelle acquisition, à la dispersion de sa propre unité et finalement à sa propre disparition. »

Sitôt le Gymnasium retrouvé, sitôt reconstitué le quatuor d’anciens élèves, joyeux lurons aussi insolents qu’érudits qui retrouvent leurs habitudes : le Club des Stein, – surnom donné par le professeur de latin-grec aux quatre inséparables : les jumeaux Wildenstein, Jakub Lebenstein, et le narrateur Mòr Steinberg – s’est reformé en un clin d’œil, avec une surprise de taille, « l’ange Gabriel, comme l’appelle son oncle Tibor », en lieu et place de son père, l’un des jumeaux, excusé. Gabriela, fille unique et jumelle de sa mère morte en couches, androgyne aux cuisses de marbre, à la beauté qui rappelle la Daphné de Bernin de la Villa Borghèse, mi ange, mi démon. Gabriela, « au regard lumineux, qui distille un venin mortel qui est en même temps un philtre d’immortalité. »

Les inséparables ont toujours à l’esprit cette volonté de faire revivre, ne serait ce que quelques minutes, l’esprit du Yiddishland, cette terre de légende où la culture juive s’égayait en Europe centrale (Bohème, Hongrie, Autriche, Roumanie, Pologne, Ukraine, Bélarus), terre de joie devenue terre de pogroms et d’abominations.
« Nous avons perdu notre Alte Heim … », avait dit Jakub, utilisant cette expression yiddish pour désigner l’ancien monde. La destruction plane sur le récit comme un aigle royal qui cherche sa proie, invisible aux yeux des futurs victimes, mais présent dans tous les esprits. La destruction qui sera reléguée dans les confins de la mémoire pour tenter de la vaincre tout en sachant que la tentative est vaine.

Mòr Steinberg ne peut s’empêcher de faire un détour, à la sortie de la ville, par son ancien quartier, silencieux, paisible, comme si le monde, trente ans plus tard, attendait toujours le retour de ceux que les SS avaient emmenés à Tréblika un certain mois d’avril 1943. « La maison est endormie, les volets clos ligaturés par le lierre. » Et la petite sœur de Mòr, la jolie Etelka aux souliers vernis qui brillent sur la photo qui ne le quitte jamais, semble l’attendre sur le pas de la porte, petit fantôme innocent qui plane sur la vieille maison pour témoigner qu’ici, il s’est passé quelque chose d’impensable, d’inimaginable, mais que ce quelque chose a bien eu lieu, et qu’il pèsera pour toujours sur l’Histoire de l’Europe et l’Histoire des hommes.

Le Club des Stein prend la route, à l’initiative de Jakub (celui qui est resté au pays), pour la grande plaine orientale hongroise, l’alföld, véritable steppe cachée derrières des forêts luxuriantes à laquelle on parvient après une traversée en bac sur une rivière lisse comme un miroir. Perdue dans la puszta, une tanya, vieille ferme isolée, sera leur lieu de réflexion, parmi les chevreuils et les sangliers, les oies cendrées, hérons pourpres, éperviers et autres volatiles, les chevaux sauvages de Prevjalski, les buffles, les renards roux et les hermines, les couleuvres à collier et les moutons ratzaka.
Lors des douces soirées d’un été continental qui s’étire lentement, Jakub, dépositaire de douze bibliothèques sauvées des pillages nazis, résumera en quelques mots le sens ultime de sa quête, et peut-être ainsi voyons-nous l’une des raisons de notre existence : la connaissance. Car, dit-il, « il y a dans ces millions de pages des secrets plus importants, des mystères plus puissants que les médiocres forces qui avaient programmé leur destruction. »
Mais la question n’est-elle pas « de savoir s’il y a simultanéité entre être et prendre l’habitude d’être » ? se questionna Jakub ; auquel répondra Uncle Dad, le musicien virtuose : « L’habitude est le pilier de la tradition, et la tradition est l’ennemi juré de la création, comme de la vie des œuvres dans leur interprétation »…

Les dîners dans la tanya, pour s’armer avant l’épreuve des replis du temps, sont à base de lard grillé au paprika et des saucisses de Gyula et de Békéscaba pimentées au poivre et au carvi. Un délice qui en cachera bien d’autres… À commencer par cette partie de cache-cache que la jeune Gabriela s’amuse à déclencher en disparaissant le jour pour ne réapparaître qu’à la nuit tombée, et entraîner le narrateur, qui fut l’amoureux malchanceux de sa mère, dans une initiation réclamée à l’homme mûr, à qui elle offre ainsi sa revanche sur le destin. Alors, Mòr « accepte le camp des femmes contre le monde des chasseurs qui regardent la télévision. »

Mais la grande plaine de l’Europe centrale est aussi le lieu d’autres phénomènes, où nos voyageurs sont les témoins d’une résistance de l’ancien monde à sa propre disparition. Où le cheval de Jakub va, seul, au village, en tirant sa charrette, pour rapporter le ravitaillement hebdomadaire… parfois enveloppé dans du papier journal datant de vingt-neuf ans… ; où les anciens Juifs sont enterrés dans le cratère d’un météorite, sous des mètres de ronces ; où la huitième face des quatre disques cachés dans la Daimler recèle la sonorité de tout…
Les ombres de la destruction qui planent sur les lieux ne seraient-elles point les feux follets annonciateurs du renouveau plutôt que les fantômes d’un passé heureux et perdu à jamais ? Quelle issue, quelle finalité à tout cela ? « (…) peut être seulement la nuit, au bout d’une course ouverte dans la nuit. »

Livre-témoin que l’on doit se passer de famille en famille, de pays à pays, pour rire avec les hommes, et non des hommes, et laisser planer l’invisible comme les slaves savent pleurer de leur joie et rire de leur chagrin, livre indispensable dans la bibliothèque d’un Homme qui se veut universel et ouvert au monde dans lequel il (co)habite.

François Xavier

Alain Fleischer, Les Angles morts, éditions du Seuil, août 2003, 410 p. – 20,00  €

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