Jean-Louis Trintignant, l’Inconformiste

L’Art de trintigner


Pourquoi, alors que les biographies pleuvent, a-t-il fallu attendre aussi longtemps pour que quelqu’un se penche sur la vie et la carrière de Jean-Louis Trintignant, l’un des plus grands acteurs français contemporains ? C’est qu’il fallait avoir l’audace de Vincent Quivy pour entreprendre de faire le portrait de cet inconformiste.


Les admirateurs de Jean-Louis Trintignant avaient déjà quelques ouvrages à se mettre sous la dent, dont un très intéressant recueil d’entretiens avec le journaliste André Asseo, mais il manquait une biographie en bonne et due forme. La voici : Jean-Louis Trintignant l’Inconformiste, par Vincent Quivy. Quatre cents pages bien tassées, résultat d’un travail impressionnant, regroupant des informations de tous bords (témoignages, articles de presse, interviews), avec en outre le bon goût de ne jamais céder à la tentation du sensationnel (la mort de Marie Trintignant est évidemment évoquée, mais avec une rigueur et un tact qu’on eût aimé trouver chez d’autres commentateurs).


Oui, un tel ouvrage manquait, dans la mesure où Trintignant fait partie des rares acteurs français à jouir, comme on dit, d’une réputation internationale, alors même qu’il n’a jamais vraiment aspiré à faire une carrière internationale. S’il a tourné, c’est vrai, de très nombreux films en Italie (parmi lesquels, évidemment, le Conformiste, auquel fait plaisamment écho le sous-titre de cette biographie), il n’a jamais été séduit par le chant des sirènes hollywoodiennes. Steven Spielberg lui propose d’interpréter l’ufologue français de Rencontres du troisième type ? Il décline poliment cette offre (au profit de Truffaut, avec qui il devait tourner plus tard Vivement dimanche !), justifiant par la suite ce refus en expliquant que pour lui le véritable exotisme est à trouver des les profondeurs de la campagne française. Il se laissa convaincre, un peu plus tard, lorsqu’on lui offrit le rôle d’un Français assez peu recommandable dans le film de guerre de Roger Spottiswoode Under Fire, mais il ne comprit pas pourquoi cette histoire pouvait passer pour explosive aux yeux des Américains. Finalement, le film le plus américain de Jean-Louis Trintignant est un film français : Un Homme est mort, de Jacques Deray.


On pourra reprocher au travail de Vincent Quivy les défauts de ses qualités. Son désir d’envisager systématiquement tous les aspects de la carrière de Trintignant entraîne à première vue l’absence d’une véritable ligne directrice. On ne saura même pas si le comédien est vraiment l’excellent pilote automobile qu’on croyait qu’il était, puisque les appréciations des "pros" varient à ce sujet. Au fond, tout est déjà dit sur la couverture, avec ce sous-titre négatif, l’Inconformiste. Jean-Louis Trintignant échappe à toute définition préétablie. Il est en marge, comme il a pu lui-même le constater physiquement un jour en allant assister à un match de boxe en compagnie de Jean-Paul Belmondo. Les gens venaient voir Belmondo en lui tapant sur l’épaule, en le tutoyant. Lui, on lui donnait du "Monsieur Trintignant".


Mais c’est cette distance, cet écart qui fait précisément sa grandeur. La seule chose qu’on l’entende affirmer catégoriquement dans ces quatre cents pages, la seule chose en laquelle il croie vraiment, c’est le doute permanent. Étant entendu que ce doute ne signifie pas molle indécision, mais constante remise en question. Errance ? Non : quête. Il y a d’innombrables Trintignant, certains, par la force des choses, un peu moins convaincants que d’autres, mais combien de comédiens peuvent se vanter d’avoir tourné dans un western italien (le mythique Grand silence de Sergio Corbucci), dans des thrillers politiques (l’Attentat, Z), dans des polars brillants (Sans mobile apparent) ou pesants (Flic Story), dans des films expérimentaux (l’Homme qui ment, de Robbe-Grillet), avec des réalisateurs aussi différents que Lelouch, Dino Risi, Chabrol, Bilal ?


Sans doute est-ce dans cette recherche qu’il convient de trouver le secret de sa diction étrange. Lui-même s’en amuse. Lorsqu’un journaliste lui demande ce qu’il pense de Louis Jouvet, il réplique immédiatement : "Vous me posez cette question parce que vous trouvez que je joue faux, comme lui, n’est-ce pas ?" Oui, il joue faux. Mais ce faux n’est pas le contraire du vrai. Il est le chemin qui reste toujours à tracer pour parvenir au vrai.


N’allons pas voir un quelconque snobisme dans la manière dont il a décidé, il y a une dizaine d’années, de tourner définitivement le dos au cinéma (c’est à la force du poignet que Michael Haneke l’a persuadé de faire une exception pour Amour) et de ne plus se consacrer qu’au théâtre. L’aspect définitif d’une scène imprimée sur la pellicule — ou, aujourd’hui, numérisée — le contrarie. Au théâtre, chaque soir, il peut retoucher ce qu’il a fait la veille, essayer quelque chose de nouveau. Dans ses récitals de poésie, il ne récite pas. Quelque chose nous dit que Leonard de Vinci, qui ne parvenait jamais à terminer un tableau et qui avait pour ainsi dire fait de l’inachèvement un principe vital, doit être l’un de ses peintres favoris. On ne saurait réduire, et ici moins qu’ailleurs étant donné ce qu’on vient de dire, un comédien à une image ou à une réplique, mais nous avons tous en mémoire la phrase, amorcée en voix off, qui a définitivement imposé Trintignant. Première intervention du petit juge dans : "Attendez, attendez, je ne comprends pas."


Encore une négation donc, mais avec toute l’ambiguïté baroque du "To be or not to be" si cher au comédien, puisqu’il ne craignit pas, il y a quelques décennies, de s’attaquer à Hamlet. "J’étais à chier", devait-il déclarer plus tard avec son sourire de garçon bien sage. Sans oublier toutefois de préciser : "On ne fait pas d’Hamlet sans casser d’œufs."


FAL


Vincent Quivy, Jean-Louis Trintignant, l’Inconformiste, Éditions du Seuil, septembre 2015, 24 €.

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