Le Grand Jeu, l’occasion parfaite pour parler de Percy Kemp

 

 
 

Percy Kemp est né en 1952, dans cet autre millénaire où les puissants se battaient d’un côté ou de l’autre du Rideau de fer, chacun porteur de la seule légitimité d’éliminer un pays par une bombe H au fuselage peint d’une colombe de la paix, tout en beurrant sa biscotte sans la casser.

 

 

Lui, pas si loin de ce monde duelliste qui berça nos vocations, grandissait dans celui où le maronite se battait contre le chiite, le sunnite, mais pas l’ismaélite, que l’alaouite ne survivait qu’à peine, alors que le grec orthodoxe ne parlait pas au grec romain en supportant le Druze si les récoltes étaient bonnes, et, dans cet absurde absolu qui fait la capitale libanaise, ne prenaient plus le thé avec les anglicans des bas-fonds de Minet El-Hosn.

Car Kemp le Britannique aurait pu s’écrier « Anglicans du Liban, réveillez-vous ! », s’il n’avait pas hérité d’autant de gènes écossais qui lui faisaient préférer le syriaque catholique au syriaque orthodoxe, ce vieil apostat. Je ne parle ni des Arméniens ni des bouddhistes – ces derniers se cachent, mais je les trouverai - parce que presque tous ces peuples et ces confessions politisées méprisaient, tout en le servant à l’occasion, l’Israélien voisin, celui qui confond le Libanais et le Palestinien sans se préoccuper des frontières des nations.

 

Donc, Kemp le Libanais a vécu une jeunesse dans un pays en guerre civile, dans laquelle le Grand jeu des puissants jouait sa propre carte plutôt que celle du peuple libanais. Ceci explique ce léger accent oriental qui fait craquer les dames, mais aussi sa vie de consultant de héros désabusé à la John Le Carré, qui fait frémir les journalistes.

 

Il y a aussi Kemp le Français qui étudia chez les Jésuites – on ne s’en lasse pas - passa ensuite sept ans à Oxford qui lui donna le goût des vestes de mauvais goût et le masochisme de rouler en spider deux-places, sans amortisseur et toujours sous la pluie. Je dis ça par expérience, depuis la place du mort dans le sens de la circulation des gauchers contrariés, ma nuque si fine à quelques centimètres sous les pare-chocs des prédateurs routiers, le tout à des vitesses prohibées. Il est ganté « beurre-frais », porte le casque de cuir et les lunettes de route, je sers le bord d’une tôle qui tremble et lui rappelle en criant, la voix trop aiguë, que des Anglais ont aussi usé des neuf tonnes d’un Churchill Mk IV pour affronter les départementales françaises.

 

Avant d’épouser une Moldave qui n’a toujours pas lu Tintin et le Sceptre d’Ottokar, mais qui parle le roumain, Percy Kemp fut aussi doctorant à la Sorbonne, assistant d’André Miquel avec lequel il signa un essai important pour la connaissance de la littérature poétique arabe,  Majnûn et Laylâ L’Amour Fou, aux éditions Sinbad, en 1984, qui est, parce que nous sommes à l’ère des éditeurs brouillons dépassés par leurs stagiaires pressées, classé à la quarante neuvième places des BD érotiques d’Amazon à un prix pour ces princes arabes dont il peut réciter la liste des fils et fonctions, jusqu’à la septième génération (plus de deux mille euros, tout de même).

 

Dandy élégant parlant aussi bien l’arabe que le français, il vous raconte une anecdote croustillante à la minute. Par exemple, comment, verbalisé pour excès de vitesse, il écrivit au juge local que celui-ci devait bien comprendre qu’il n’y avait qu’un avion par semaine pour que sa belle-mère puisse retourner chez elle, en Moldavie, que la crainte de manquer le vol lui avait fait oublier toute prudence. Le juge devait avoir en adoration la mère de sa propre épouse : il fit sauter l’amende et l’histoire ne dit pas si Percy Kemp fut aussi décoré des Arts et des Lettres par la même occasion. Il vous raconte comment, installé au fin fond de la Turquie à rénover une bergerie qui ne lui appartient pas, mais « qui conforte mon expérience de l’absurdité de la vie de propriétaire », il dut convoquer les maçons parce qu’à chaque orage, des tonnes d’eau se déversaient par les nouvelles fenêtres. « Mais pourquoi voulez-vous qu’une fenêtre empêche l’eau de passer ? » répondirent-ils en chœur, le laissant encore plus philosophe que jamais.

 

Kemp est ce genre d’aristocrate dont la pudeur profonde ne parle jamais des pertes proches pendant la guerre du Liban, ni des cicatrices d’une vie complexe, mais raconte volontiers qu’en pleins bombardements, alors qu’il appelait sa mère restée à Beyrouth, il fut soudain inquiet qu’elle ne lui répondît que par des chuchotements. À force de questionnements, lui, de plus en plus terrorisé, elle finit par lui lâcher à contrecœur un désormais célèbre : « Mais, enfin ! Bien sûr que je parle bas ! C’est parce que je suis chez mon coiffeur ! »

 

Vous avez là, la genèse de ces histoires qu’il sait raconter et qui ont fait son héros récurrent, l’officier de renseignement Harry Boone, un dilettante dans un monde violent, pas un agent du MI6 anglais, jeu d’acteur parfait laissé aux James Bond sachant aimer et tirer un missile Sea Wolf d’une main, tout en buvant un Vesper - à la cuillère, pas au shaker - servi frappé. Boone appartient au Club-House, un obscur bureau concurrent, qui évoque plus le bar de nuit de la piscine du Grey Hôtel, qu’un service secret. Boone, cet ancien professeur, produit des tendances et des flux sans toujours savoir de quoi il ressort, il est un personnage qui ne demande que le calme et la douce luxure orientale. Il finit par inventer un système parfait en créant ces faux renseignements qu’attend tout politique éloigné de la bataille, seulement pour qu’on le laisse tranquille dans sa douce villégiature libanaise où il se gardera d’approcher tout ce qui peut être un danger pour sa tranquillité. Jusqu’à ce que l’Histoire le rattrape.

 

Harry Boone semble recruté par Kemp, alors que ce dernier n’a jamais cherché à m’enrôler, ce qu’il vous lâche avec un sourire contrit à travers la fumée bleue de sa longue cigarette.

 

Noon Moon, son précédent roman, nous avait laissé dans le cataclysme du réveil du volcan de Yellowstone par une bombe atomique aux mains de terroristes manipulés par les services secrets. J’avais aimé la conversion du héros à l’ennemi, moins, la tentative un peu longue de la narration de l’amour courtois entre un maître et son disciple – qualifié en deux mots de syndrome de Stockholm - adoré le montage et son histoire et, comme toujours, avais été pantois devant l’originalité, la qualité et la construction d’un texte parfait.

 

Nous retrouvons dans le Grand Jeu, la planète dans le bouleversement qui suivit, conclusion de la civilisation anthropocène par le fracas et l’anarchie. Hémisphère Nord ravagé, glaciation et famine pour des milliards d’individus, préservation d’une élite en Australie rebaptisée Australasie. La science de la narration de Kemp fait de notre planète une terre qui aurait subi en quelques années une dérive accélérée des continents, un monde dans lequel le mystère de la découverte inventerait de nouveaux grands explorateurs. Nous retrouvons Harry Boone qui avait fait un timide passage dans le texte précédent après avoir brillé dans la série des Boone. Il est lancé par son service à la recherche d’un biologiste devenu ermite, terrorisé par la nature de l’homme qui lutte pour sa propre survie contre l’humanité. Justement, ce fou est le seul qui pourrait sauver cette petite espèce qui se pense le centre le l’infinité.

 

Il y a du Kipling dans le récit que nous fait Kemp du voyage – initiatique – de l’agent secret à travers le sous-continent indien, au long des routes que le lecteur découvre dans cette réalité virtuelle qui fait la langue des grands écrivains. J’y retrouve la description étonnée d’un voyage que fit Kemp dans la basse Égypte au début de notre nouveau millénaire. Il y retournait après des années et avait noté tous ces détails de couleurs, de sensation de danger, de regards et de mots qui présageaient l’islamisation radicale d’une population abandonnée par le pouvoir central. Il avait noté les mouvements de la foule, les marchés, les burqas des femmes et les déguisements des hommes, si copiés des modèles caricaturaux, si éloignés de la culture égyptienne. Son expertise du facteur humain que nous mettons tous les deux au centre réel de l’Histoire, prend ici toute son ampleur. C’est l’expérience et la connaissance des autres dans l’Histoire qui entoure les vies des protagonistes qui font que son héros avance en manipulant les événements.

La rencontre de Boone et de l’enfant, sa patiente formation d’agent nous ramène à un Kim contemporain jeté dans la guerre totale de l’anarchie du retour à un moyen-âge peint par George Miller.

 

Vous lirez sans hésiter ces 400 pages au rythme des nuits d’écritures de Kemp l’expert, Kemp l’érudit, Kemp déconcerté par ses propres confrontations, ses fantasmes et ses désespérances. Attention, Kemp, assis à sa terrasse de café sous un soleil d’automne, le fume-cigarette à la main et les lunettes de soleil des années cinquante sur le nez, voit tout, observe tout, pour se nourrir des hommes et leurs rituels, avant de les coucher sur un coin de papier.

 

Lors de la crise de 2008, nous avions évoqué son manuscrit et l’état du monde, ce qu’il envisageait comme une fin de la civilisation américaine. Je lui faisais alors part de ma certitude du rebond prochain de cette civilisation trop jeune pour s’éteindre, une histoire pourtant racontée par Hérodote, opposant la jeunesse des cités à la sénilité des constructions humaines vouées à disparaître. Au forum Changer d’Ère de juin 2015 (vous trouverez sa prestation sur le site éponyme), il avait changé son analyse et la civilisation planétaire devenait le danger pour l’humanité, une vision que le Grand Jeu oppose sans cesse à la liberté individuelle, d’abord, des peuples ensuite, à un retour nostalgique vers une période de l’histoire où l’homme ne voyageait pas à la vitesse d’un clic sur Wikipédia.

Kemp n’est pas un optimiste, il lit Aristée de Proconnèse dans le texte et vous cite les Mystères de Stésimbrote de Thasos sans rigoler, preuve d’un vrai fond de second degré. Il n’est pas un pessimiste non plus, par ce regard gourmand de la description précise de la vie des autres dont il s’exclue par ce plaisir de voyeur du maître espion veillant sur son réseau. Il réfléchit à la nature de l’homme par une expertise de la littérature classique qui a tout découvert et qu’il comprend, par l'apprentissage, qu’elle n’a jamais rien conclu.

 

Dans le Grand Jeu, Percy Kemp nous propose une fable de l’humanité portée au crépuscule de son propre suicide, avec cet humour et cette clairvoyance qu’on dit anglais. Je ne vous livre ni la conclusion – époustouflante – ni tout ce qui crée d’une suite de mots ce bijou, qui fait d’un roman une œuvre qui restera un classique dans la construction, la langue et puis ce rien essentiel, si difficile pour un écrivain, de raconter une histoire en attendant son lecteur tout en le surprenant.

Percy Kemp reste un maître du genre, obsédé par la paresseuse exigence de la perfection artistique, et ça, pour l’auteur de romans d’espionnage que je suis, cela vous laisse sans mot, ou presque.

 

 

« Dis-lui de ma part que le Grand Jeu n’a rien du cricket. Que ce n’est qu’un jeu de dupes. Et qu’en plus, les gens en meurent pour rien. »

 

Patrick de Friberg

 

Percy Kemp, Le Grand Jeu, Seuil, mars 2016, 410 pages, 21 €

 

 

 

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