Lana Del Rey, une fille "proche des cieux"

Comment trouve-t-on son Nom, au plus près de ce que l’on est, dans l’effondrement général ? La très ambivalente icône pop Lana Del Rey  pose sa voix dans un premier recueil de poésie aventureux,  tout en résonances subtiles. Un livre-objet qui saisit comme un arrêt sur images, emporté dans son  existence propre – avec tout ce qui le peuple et le hante.

Qui est Lana Del Rey ? Comment devient-on Lady Lana ?

Elle est née Elisabeth Woolridge Grant d’un éclat de voix ou de conscience incassables, d’une promesse de devenir et d’un accord bien frappé le 21 juin 1985 à New York. Elle affûte sa voix dans les chorales des églises et écoles de son enfance   avant de l’affirmer à la face du monde – une voix majeure qui convie à d’étranges voyages de grande magnitude et d’intrigante intensité.

L’univers existe
Dès lors qu’on l’envisage


Si Lana Del Rey, autrice-compositrice unaniment considérée comme majeure, a volontiers le sens de l’ellipse cosmique comme du frisson tellurique , c’est peut-être parce qu’Elisabeth Woolridge Grant a étudié la philosophie à l’université de Fordham, avec une forte prédilection pour la métaphysique.
Il se trouve qu’après une immersion en territoire indien, dans l’Utah, elle décide, à vingt ans, de se lancer dans la musique plutôt que dans le travail social : J’avais le choix entre le bénévolat et la musique... 
Depuis, elle a trouvé sa voix, tracé sa voie vers les étoiles en ordonnant son cosmos intérieur – et elle a mûri son Nom. Miss Lana  brise ce que le silence ou l’abnégation n’obtiennent pas et embarque son public dans d’envoûtants voyages – si incertains, sur le fil ténu d’un chant parfois au seuil de l’évanescence et au fil de neuf albums, depuis son tout premier, Lana del Ray A.K.A. Lizzy Grant (2010) – le "a" de Ray fait place l’année d’après au "e", en une contraction entre l’actrice Lana Turner (1921-1995) et de la Chevrolet Delrey (1954-58), dit-on. Ou peut-être s’agit-il tout simplement de la baie de Marina Del Rey où elle prit un cours de voile mémorable après un exercice de pilotage – ainsi qu’elle en fait confidence dans le poème SportCruiser :

En pleine réflexion, j’ai décidé de faire un truc
Dont j’avais toujours eu envie – prendre des cours de voile dans
La baie scintillante de la Marina Del Rey. Je me suis inscrite à un cours

Puisque personne n’a moufté pas même Elisabeth Grant.

Assurément, Lana est une fille entre mer et ciel, habitant un temps poétique bien plus vaste que ce qu’ils contiennent... En toute simplicité, elle célèbre la musique de tout ce qui est dans le saisissement du rythme universel...

Une esthétique du simulacre ou la vocation du multiple

Elle devient vraiment Lana Del Rey avec le clip Video Game (2011) qui crée le buzz (quinze millions de vues) – la chanson est reprise dans l’album Born to Die (2012), l’un des plus vendus au monde, resté plus de six ans dans le classement du Billboard dont le magazine constate : La dernière décennie ne serait pas la même musicalement sans Lana del Rey. Ainsi, elle chante son Nom et se laisse porter par lui...
Promue égérie de marques comme H&M, Mulberry ou Jaguar, Lady Lana parle peu pourtant (du moins, pas à "la presse" et aux médias...), se soucie cependant peu de promotion, crée beaucoup, publie un album par an, récite ses poèmes face caméra sur Instagram – et poste parfois des images de ses idoles, d’Andra Day ou Joan Baez à Joni Mitchell et Stevie Nicks. Si elle change parfois de nom (de Lizzye Grant à May Jailer ou Sparkle Jump Rope Queen...) comme de couleur  de cheveux, c’est qu’elle pratique l’art du simulacre – celui que Jean Baudrillard définissait ainsi : Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai...
Lady Lana chante le blues des jeunes filles aux aux  romances semi tragiques ou aux rêves américains trop peu assurés voire fracassés  – ou le girl power exultant de celles qui se trouvent  au plus près d’elle-même, c’est-à-dire de ce « point de ténèbre et de devenir » dont parlait le poète Yves Bonnefoy :

Les gens pensent que je suis riche et je le suis mais pas comme ils l’imaginent
J’ai un pick-up avec une chaîne en or attachée à la clé de contact
Au dos c’est écrit : heureuse, joyeuse et libre

Elle se fait présence chantante ou psalmodiante – et fait du sens tant avec ses mots qu’avec ses sonorités ou ses (rares) apparitions jouant de la métamorphose. Paroles et musique font toujours plus de claire conscience avec ses sororités, confirmées dans les clips et clins d’œil de son avant-dernier album, le très envoûtant Chemtrails over the country club (2021) au magique enchaînement de titres.

Sororités et sonorités...

Son père Robert gère des noms de domaine sur le web mais Elisabeth n’a rien d’une petite fille riche. Elle grandit à Lake Placid (à la frontière canadienne), découvre l’ineffable plaisir de jouer de sa voix avec sa grand-mère, apprend la guitare avec son oncle  et affronte, à ses débuts, des salles de clubs obscurs à moitié vides... Mais le voyage au bout de la brisure en vaut la peine.

Merci pour le voyage
Merci de me rappeler que tout se résume à une histoire
Et qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer
Pas ce soir à 19h27
La première fois depuis des mois que je me sens proche des cieux
Dans les collines de Benedict Canyon
La télévision bourdonne
L’amour a enfin la place de s’épanouir

Violet Bent Backwards Over The Grass paraît en juillet 2020 (Simon & Schuster Inc.) avant sa très attendue traduction parue deux ans plus tard aux éditions du Seuil, avec, en pages intérieures, des photographies d’archives anonymes. Ou des photos prises par elle – des vues de cieux parfois grillagés, comme captifs ou rayés, meurtris par des antennes, de hautes cheminées ou autres infrastructures industrielles... Des cieux radieux aussi – à la lumière juste voilée ou plombée par ce qui fait injure à l’humain – la figure humaine est absente de ces images prises par elle... Assurément, Lady Lana est une fille très proche des cieux – et de leurs lignes de brisure. Elle livre sa réflexion sur ce qu’est le monde – et sur ce qui se reflète sur terre comme au ciel, dans des images susceptibles de se faire peintures...
L’image de couverture, toute orangée, verte et dorée, est précisément une peinture à l’huile d’Erica Lee Sears – l’interpellant oranger illustre aussi la pochette du récitatif enregistrement dit éponyme :

Dans mes veines enroulées tu fais couler d’amers agrumes
Des aquarelles de serpents glissant sur des orangers émergent
Doucement
S’épanouissent en moi
Et je persiste à croire que je pourrais continuer ainsi
Toute ma vie
Mais mon cœur est un endroit très fragile
Et je n’ai plus rien à offrir

Des haïkus alternent avec des textes plus longs en des pages bien maquettées aux clartés recluses comme entre deux nuages de mélancolie façon dactylographie, en un vaste creuset de phosphorescences et de résonances, parfois adressées à ses aînées en poésie comme Sylvia Plath (1932-1963), partie la tête dans le four de sa gazinière sous la brève présidence de J.K. Kennedy (1917-1963) :

Reste à ta place Sylvia Plath
Ne t’évapore pas comme les autres

Manifestement, l’icône pop ne se voue pas à sa glaciation en image  fétichisée mais en joue. Sa parole s’en arrache, de ces jeux d’admiroir, pour s’assurer de la pleine présence et de l’ouvert par temps de brises fraîches comme de vents contraires en front de mer. Elle sait bien que plus il y a d’images en ce monde surencombré de futilités fatales et moins bien se porte l’imaginaire des vivants. Lady Lana ne thésaurise pas des éclats ou des images d’elle – serait-ce dans l’enclos d’un livre appuyé sur le vide. Mais elle frappe des accords bien vivants, vibrants et désirants d’une incarnation bien éveillée, parfois émerveillée ou inquiète – toujours questionnante envers nos reflets et renoncements dans nos admiroirs  aux alouettes  lézardés, déjà voilés à peine envisagés.
Pourquoi la parole de certains de nos jeunes contemporains en vue s’obstine-t-elle encore dans la forme du poème et du livre, longtemps après la disparition des mythes, des symboles – et de l’âge d’or typographique ?

La question du livre adressé au vide qui fait tourner le monde est bel et bien écrite là,  en lettres dactylographiées, fatales dans l’inachèvement d’une parole d’icône consacrée. Questionner, c’est pouvoir attendre même une vie entière, écrivait Heidegger (1889-1976). Lady Lana a plus d’une vie et bien des pages à remplir encore de sonorités, de complaintes,  de mélopées  - et à peupler de vibrantes sororités sur fond d’abîme.

 

Première version parue dans Les Affiches d’Alsace et de Lorraine

Lana del Rey, Violette sur l’herbe à la renverse, traduit de l'anglais (États-Unis) par Cécile Coulon et Aurore Vincenti, Seuil, mars 2022, 92 p.-, 18 €

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