Léon Paul Fargue et André Beucler, Composite : Un art poétique à quatre mains

Léon-Paul Fargue (1876-1947), l’éternel Piéton de Paris, chroniqueur de l’instant dérobé aux quatre coins de la ville, poète des Epaisseurs et André Beucler (1898-1985), l’auteur de Gueule d’amour et de La Ville anonyme, abonnés un temps aux succès de librairie, nous reviennent dans un livre – Composite – réédité par les soins de Gallimard. Son titre l’indique : des composants divers assurent cet alliage littéraire de premier choix. Le lecteur ne saura pas comment ces ingrédients ont été combinés : qui a signé tel ou tel texte, ont-ils été écrits, parfois, à quatre mains ? Deux esprits en maraude assez proches dans la chasse aux métaphores et dans la chasse tout court, de nuit de préférence, dans ce Paris sous l’éteignoir de la seconde guerre mondiale ou fraîchement nettoyé de la première, ont produit ce catalogue baroque de saynètes, contes, nouvelles, aphorismes et souvenirs littéraires à l’esprit français.

 

Ce qu’il y a de commun aux deux enchanteurs, c’est le phrasé. Un tapis roulant d’images se déplie sous les pas du lecteur, qui flâne avec les deux oiseaux dont les yeux percent les ténèbres. On saute dans le bus pour voyager au long-cours dans le “Marché de La Villette-Gare d’Austerlitz”, car c’est le seul moyen d’assaisonner la monotonie. La tour Eiffel pointe son cou de brontosaure vers le ciel et semble vouloir arracher d’un grand effort toute la ville à ses pesanteurs limoneuses. Il faudrait dormir, soit, mais la vie nous tracasse, l’ennemi numéro 1, c’est le temps qui ne perd pas une seconde. Alors, il faut s’exercer à voir, et à livrer ses yeux à la production d’images en tous lieux. Le poète est d’abord un homme qui à l’œil juste et qui secrète la métaphore comme l’araignée tisse sa toile. La poésie est une effusion, un grand acte de bonté, comme de vouloir installer un poêle dans une rue froide. On ne saurait mieux dire. On pense aux années noires de l’occupation et aux messages poétiquement sibyllins des résistants, à l’époque de la Luftvache. Poétiser, c’est résister, se réchauffer l’âme.

 

Dans un dialogue un chouïa pataphysique par le calembour, Lepyon et Agenor, à la manière des présocratiques, s’affrontent. On y apprend que le réel n’a jamais été aussi flagrant, mieux décanté, même si pour l’affronter – c’est le rôle du poète – le mythe est une roue de secours. Nos deux promeneurs du réel exacerbé, à la façon des surréalistes, empruntent les couloirs de la rue comme une féérie violente aux grands yeux doux. Dans un grand carambolage d’époques, on revoit Verlaine – c’est Fargue qui témoigne, donc – derrière une absinthe, blagueur, assez distant, mais sans morgue avec les camarades. On revisite Mallarmé : ses dons célestes lui donnaient le droit de vaticiner. On trinque à la santé de Raoul Ponchon, ou Paul Fort, peu ou prou princes-poètes.

 

Mettons que ce livre d’autrefois et de toujours soit un manifeste, l’air de rien, qui recommanderait une grande infusion de réalité. Regarder, sentir, toucher avant d’écrire d’après nature. L’un des deux mentors, électrisé par les lampes à arc de la modernité, écrit que L’art seul peut prétendre aux conquêtes, et le reste est nivellement.            

 

Frédéric Chef

 

Léon-Paul Fargue et André Beucler, Composite, préface de Pierre Loubier, Gallimard, coll. « Blanche », octobre 2013, 260 pages, 21, 50 €

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