Biographie. Léon Tolstoï ou du malheur d’être né comte
À la question : « Quels sont pour vous les trois plus grands romans jamais écrits ? », William Faulkner répondit sans hésiter : « Anna Karénine ! Anna Karénine ! Anna Karénine ! » Le génial auteur de Le bruit et la fureur (1929) aurait pu, à n’en pas douter, donner raison d’un tel choix – ou même le remplacer par Guerre et Paix, trois fois répétés, sans pour autant se médire ou se tromper.
Mais qui est l’auteur de cette œuvre gigantesque qui compte plus de quatre-vingts volumes et demanderait, pour la connaître vraiment, plusieurs années de lecture cursive ?
Faulkner est loin d’être le seul à s’être enthousiasmé pour l’Homère slave, puisque Zola qualifie Tolstoï d’« analyste puissant, de profond psychologue(1) », Flaubert – si facile à émouvoir ! – avoue avoir poussé « des cris d’admiration en lisant les deux premiers volumes de Guerre et Paix […], c’est sublime et plein de choses à la Shakespeare(2) »,Tourgueniev encense son compatriote : « La manière dont le comte Tolstoï traite son sujet est aussi originale que nouvelle ; ce n’est du Walter Scott ni, je n’ai guère besoin de l’ajouter, de l’Alexandre Dumas », allant jusqu’à craindre que sa profonde originalité ne nuise, « par sa force même, à une compréhension sympathique et rapide de la part du lecteur étranger(3) », Lénine s’enflamme : « Un génie unique, dont aucun pays ne possède l’équivalent » autant que Trotsky : « Il devint, à quatre-vingts ans, le symbole de la libération », et André Suarès(4) qui le prenait pour un Luther russe de surenchérir : « Il propose à la raison les mots pris dans leur sens mystique ; et il offre au cœur les mots crus de la raison » ; la liste des admirateurs est sans fin, de Julien Benda à André Maurois en passant par George Steiner(5)… Tourgueniev redoutait que ce génie typiquement russe ne puisse être réellement compris que par un slave – mais l’adhésion sans réserve de Faulkner prouve le contraire, si besoin était.
Armée, mariage
Lev Nikolaévitch Tolstoï, quatrième fils du comte Nicolas Tolstoï et de la princesse Marie Volkonski, appartient à l’une des plus anciennes familles de riches et nobles propriétaires fonciers. Il naît à Iasnaïa-Poliana (dont le nom signifie Clairière claire), dans le pays de Toula, au sud de Moscou, le 28 août 1828. Après des études médiocres à l’université de Kazan’, une vie dissolue (sans doute est-ce à cette époque que la fréquentation des bordels lui fera, bien années plus tard, prononcer l’éloge de la chasteté – en guise de catharsis), il décide de retourner dans la propriété familiale et, sous l’influence de Jean-Jacques Rousseau (« Je lui rendais un culte. Je portais au cou son portrait en médaille comme une image sainte(6) »), il essaie d’améliorer le sort des paysans, sans le moindre succès. Espérant pouvoir enfin donner « un sens à sa vie », il embrasse la carrière militaire : trois années de campagne dans le Caucase ; la plume le travaille déjà puisque sa première nouvelle, Enfance, est publiée dès 1852 dans le Contemporain, vite suivie d’Adolescence et de Jeunesse (1854-55). Il participe à la défense du port de Sébastopol assiégé (1854), épisode qui donne naissance aux célèbres Écrits de Sébastopol (1854-55). Alors qu’il publie Une tourmente dans la neige et Les Deux Hussards (1856) et que le succès est au rendez-vous, il démissionne de son poste d’officier, voyage (France, Allemagne, Italie, Suisse où l’égoïsme et le matérialisme de la bourgeoisie locale le choquent – Lucerne, 1857-58). Quand il rentre en Russie, le tsar Alexandre II ayant décrété l’émancipation des serfs (1861), Tolstoï retrouve un pays en proie à l’effervescence sociale, décide de jouer le rôle d’arbitre territorial de son domaine héréditaire, fonde une école populaire et un journal pédagogique. Désireux d’atteindre un certain confort moral (clairement exprimé dans Le Bonheur de la famille, 1862), il décide d’épouser la fille d’un voisin de campagne dont il est amoureux, Sophie Andréïevna Bers. Il lui fait sa déclaration en écrivant à la craie, sur une table de jeu, les premières lettres de mots choisis pour exprimer ses sentiments ; la jeune Sophie (elle a 18 ans, lui 32) déchiffre sans problème le cryptogramme « V j e v b d b m r t v m v e i d b » : « Votre jeunesse et votre besoin de bonheur me rappellent trop vivement ma vieillesse et l’impossibilité de bonheur. » Charmé par ce merveilleux accord spirituel, Tolstoï usera de ce langage secret pour correspondre avec l’élue, il reproduira exactement la scène dans Anna Karénine – à l’occasion des fiançailles de Lévine et de Kitty ; Sophie la relatera dans son journal(7). Un début d’union des plus heureux puisque l’écrivain confie : « J’ai vécu jusqu’à trente-quatre ans sans savoir qu’on pouvait aimer autant et être aussi heureux. » Cela ne durera pas.
Guerre et Paix
Après Les Cosaques (1863), il publie avec un espoir à la mesure de l’œuvre Guerre et Paix (1865-69, publié en 1878), un travail de titan que l’auteur a mûri pendant cinq ans d’un travail sans relâche : recherche, projets successifs, brouillons ; la critique est tiède, le public enthousiaste. Romain Rolland écrit, non sans lyrisme : « La plus vaste épopée de notre temps, une Iliade moderne. Un monde de figure et de passions s’y agite. Sur cet océan humain aux flots innombrables plane une âme souveraine, qui soulève et réfrène les tempêtes avec sérénité. […] La plupart des lecteurs français, un peu myopes, n’en voient que les milliers de détails, dont la profusion les émerveille et les déroute. Ils sont perdus dans cette forêt de vie. Il faut s’élever au-dessus et embrasser du regard l’horizon libre, le cercle des bois et des champs ; alors on apercevra l’esprit homérique de l’œuvre, le calme des lois éternelles, le rythme imposant du souffle de destin, le sentiment de l’ensemble auquel tous les détails sont liés, et, dominant son œuvre, le génie de l’artiste, comme le Dieu de la Genèse qui flotte sur les eaux(8). » Qu’ajouter ? Les 1 600 pages denses de Guerre et Paix ne sont guère résumables. Mais, dans les grandes lignes : un ample cadre historique (la campagne de 1805-1806, avec Austerlitz et celle de 1812-1813, avec Borodino et l’incendie de Moscou) permet à Tolstoï de livrer non seulement l’étendue magistrale de sa vision, mais encore les subtilités de ce que certains nomment « l’élément moral » et d’autres « l’élément philosophique » qui possède une portée à la fois universelle et typiquement russe. Le roman-poème est d’abord la chronique de deux familles de la noblesse, les Bolkonsky (le vieux prince, Marie, André – son opposé) et les Rostov (Nicolas, Pierre, Natacha, pleine de vie, de joie, de vivacité, de sérénité – une des plus belles figures qui soit, une des plus belles créations du romancier), le comte Bézoukhov (avec lequel Tolstoï s’identifie) est le personnage central bien qu’il n’occupe pas toujours la scène. Le génie de l’artiste se manifeste notamment dans le jeu de tension-révélation qui s’établit entre les événements majeurs de cette épopée historique et la psychologie des protagonistes, passant de l’analyse des personnages (du bas en haut de l’échelle sociale : du soldat Karateïev au général Koutouzov) à l’observation aiguë des états d’âme collectifs, souvent assujettis à la conception que l’auteur se fait de la philosophie de l’histoire. En passant sans cesse du limité à l’éternel, Tolstoï rend manifeste la tragique inutilité où se débat le monde, entre la guerre et la paix. Mais cette lutte est le « moyen » d’une connaissance, sinon d’une rupture entre deux révélateurs comme le passage de l’enfance à l’adolescence qui rompt le rapport magique avec le réel. Le dessin est de mieux rendre sensible que le monde et l’homme sont les instruments de leur perte, leur propre victime. En somme, les mille et un aspects de l’absurde révèlent et introduisent magiquement la notion d’absolu. Quant au style, somptueux, à la fois prose souple et poésie habitée par un rythme intime, il est aussi bien hymne à la nature que précision du détail (vestimentaire, symbolique, psychologique…), dialogue, hymne, thrène, prière, harangue, récitation… il emporte, déroute, élève, tente de perdre son lecteur, le reprend au détour d’une phrase pour ne plus le lâcher.
Bien qu’influencée par le naturalisme français, la conception romanesque de Tolstoï s’en éloigne quant au ressort profond de toute vie, de toute œuvre, fondé non sur un pessimisme foncier, mais sur un optimisme confiant. Rien de Maupassant ou du Zola qui estime que nous sommes irrémédiablement conditionnés par notre hérédité, mais une ouverture, une disposition à la conversion joyeuse, à l’amour de Dieu, à la possible élévation dont chaque homme est capable, tendu vers une résurrection dès ce monde.
Crises
Malgré (ou à cause ?) de sa renommée, Tolstoï traverse soudain, en 1869, une crise terrible : « Brusquement ma vie s’arrêta… Je n’avais plus de désirs. Je savais qu’il n’y avait rien à désirer. La vérité est que la vie était absurde. J’étais arrivé à l’abîme et je voyais que, devant moi, il n’y avait rien que la mort(9). » À partir de cette date, chaque page du journal comme par trois lettres « s. j. v. » : « si je vis », c’est tout dire. L’inéluctable change à jamais la psychologie du comte Léon, désormais hanté par l’idée de néant. Il songe à être simple, s’habille en paysan – mais qui s’y laisse prendre ? Il se passionne pour la pédagogie, veut – désespérément – se rapprocher du peuple (que Sophie déteste), découvrir Dieu « malgré » ce qu’en disent les Églises, apprend le Grec ancien pour mieux comprendre Homère et Xénophon, découvre Schopenhauer qui l’emballe, songe à tout vendre pour aller s’installer en Angleterre ! Sophie est accablée, son journal en témoigne.
En 1872, une jeune femme, Anna Stépanovna, se jette sous les roues d’un train de marchandises, son amant l’ayant répudiée pour prendre une autre maîtresse. Tolstoï, qui habite à deux pas, se rend à l’autopsie ; ce fait divers qui expose un drame passionnel excite son imagination pendant plus d’un an jusqu’à ce qu’il se décide à en faire un roman où la fatalité, en accord avec son nouvel état d’esprit, est l’expression d’une folie sensuelle due à « la séduction quasi infernale » de l’héroïne : Anna Karénine. Le rôle destructeur de la passion entraîne à mentir, à s’abaisser, cause scandale, séparations, suicide. Comme Emma Bovary, Anna ne s’appartient plus – mais au moins le sait-elle ; tout ce qu’il y a de meilleur en elle s’affaisse, tombe et le pire est porté à son comble : désir de vivre devenu unique désir de plaire, jalousie chronique, volonté de séduire tout homme, morphine pour s’abrutir, conscience de la déchéance morale qui la pousse sous un train. Contrairement à Guerre et Paix, les histoires parallèles, intrigues secondaires et autres longues digressions (sur les cercles aristocratiques, la vie de Lévine à la campagne, le servage, la vie routinière des paysans), abondamment nourries de longs développements philosophiques, tendent à nuire à l’unité organique de l’œuvre. Romain Rolland note avec justesse que « l’intérêt principal du roman est dans son caractère autobiographique. Beaucoup plus qu’aucun autre personnage de Tolstoï, Constantin Levine est son incarnation(10). »
Chasteté, fuite
Le soir de ses 80 ans, fatigué par les chants, les bavardages, les invités, le vieil écrivain note : « J’ai une terrible envie de m’en aller. » Le 28 octobre 1910, en pleine nuit, il se lève, plie bagages, réveille son médecin et ordonne d’atteler : « Mon âme aspire de toutes ses forces au repos et à la solitude, pour vivre en harmonie avec ma conscience, ou, si ce n’est pas possible, pour échapper au désaccord criant qu’il y a dans ma vie actuelle et ma foi… » Ultime sursaut pour espérer en finir avec autant de contradictions que de paradoxes. Après un court séjour chez une de ses sœurs, religieuse à Chamardino, Tolstoï repart pour Novotcherkassk, prend froid, est obligé par un malaise de descendre en gare d’Astapovo. Vite reconnu malgré son incognito, le chef de gare lui cède son appartement, Sophie accourt – l’entrée de la chambre lui est interdite, suivie par ses fils, ses filles, des disciples, des journalistes, des prêtres, des gendarmes et même des opérateurs de cinéma ! Le comte Léon s’éteint le 7 novembre, sans que sa fille ait pu comprendre ce que lui dictait le vieillard… Vladimir Pozner (1905-1922) restitue avec force détails les derniers moments du grand homme dans Tolstoï est mort(12), dépêches, témoignages, lettres sont ici rassemblés pour une reconstitution sur le vif, poignante de vérité.
Contradictions
(1) Préface, « Lettre au traducteur » in L’argent et le travail, Éditions des Syrtes, 2010, p. 9.
(2) Lettre à Tourgueniev, janvier 1880.
(3) lettre à Michel About, janvier 1880, cité par Sophia Tolstoï dans son journal intime, Éditions des Syrtes, 2010, p. 165.
(4) Il lui consacre notamment deux livres : Tolstoï (1899), Tolstoï vivant, édition enrichie (1911) et Trois grands vivants, Cervantès, Tolstoï, Baudelaire (1937).
(5) Dans Tolstoï ou Dostoïevski, Le Seuil, 1963, il avance que Tolstoï est le « dissident par excellence ». Aucun de ces grands noms ne se privera de critiquer, parfois sévèrement, le grand homme, estimant par exemple que son œuvre de penseur et de théologien est loin d’être à la hauteur de celle du romancier…
(6) Entretiens de Tolstoï avec Paul Boyer paru dans Le Temps, le 28 août 1901.
(7) Sophie Tolstoï, Ma vie, (admirablement) traduit du russe par Luba Jurgenson et Maria-Luisa Bonaque, Paris, Éditions des Syrtes, 2010, 1060 pages. L’épisode est relaté page 63 : « La craie ».
(8) Romain Rolland, Vie de Tolstoï, Albin Michel, 2010, p. 67 et 69.
(9) Le souvenir de cette terrible nuit se retrouve notamment dans Le Journal d’un Fou (1883), parmi les œuvres posthumes.
(10) In Vie de Tolstoï, op. cit. p. 82.
(11) Montherlant, Sur les femmes, Pauvert, 1958, pp. 9-56.
(12) Vladimir Pozner, Tolstoï est mort, Christian Bourgois, 2010.
Claude-Henry du Bord
Photo : Sergueï Prokoudine-Gorski.
Dessin © Innocent
À lire (tous parus en 2010)
> Sofia Tolstoï, MA VIE, traduit par Luba Jurgenson et Maria-Louisa Bonaque, Éditions des Syrtes, 1060 p., 45 €
> Léon Tolstoï, LA SONATE À KREUTZER, traduit par Michel Aucouturier, À QUI LA FAUTE ? ; ROMANCE SANS PAROLES, Sofia Tolstoï, LE PRÉLUDE DE CHOPIN, Léon Tolstoï fils, traduit par Eveline Amoursky, Éditions des Syrtes, 369 p., 22 €
> Sophie Tolstoï, JOURNAL INTIME, 1862-1910, traduit par Daria Olivier et Frédérique Longueville, Albin Michel, 778 p., 22 €
> Romain Rolland, VIE DE TOLSTOÏ, 1928, réédité par Albin Michel, 249 p., 20 €
> Christiane Rancé, TOLSTOÏ, LE PAS DE L’OGRE, Le Seuil, 272 p., 19 €
> Dominique Fernandez, AVEC TOLSTOÏ, Grasset, 332 p., 20,90 €
> Vladimir Fédorovski, LE ROMAN DE TOLSTOÏ, Éditions du Rocher, 233 p., 19 €
> Vladimir Pozner, TOLSTOÏ EST MORT, 1935, réédité aux Éditions Christian Bourgois, 286 p., 16 €
> Alain Aucouturier, LÉON TOLSTOÏ : LA GRANDE ÂME DE LA RUSSIE, Découvertes Gallimard, 127 p., 14,30 €
1 commentaire