33 jours, l'exode selon Léon Werth

« Un de mes amis, Léon Werth, a entendu sur une route un mot immense, qu'il racontera dans un grand livre. »
(Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre - 1942)


Ce n’est pas tout à fait la guerre, puisqu’à Paris l’arrosage public fonctionne ! Fort de cette observation, Léon Werth regarde ses amis fuir, quand il reste serein et promeneur des rues de Paris. Mais juin 40 arrive et il doit à son tour rejoindre la noria des réfugiés errant sur les routes. Sa destination, Saint-Amour, son havre ; son périple : trente-trois jours (du 11 juin au 13 juillet 1940) d’allers et venues, d’immobilité et de patience, au rythme improbable des ravitaillements en essence pour sa vieille Bugatti et des haltes chez l’habitant dont on découvre la bienveillance. Trente-trois jours pour regarder, entre deux monde, défiler la lente procession des hommes. Léon Werth est avec sa femme, son fils Claude est quelque part, l’absence de nouvelle de sa part rythmera les angoisses des parents en ces temps troublés : parti tout juste devant eux, il est égaré par les barrages et les circonvolutions du serpent fuyard (1).

Le trajet se décompose en  plusieurs moments, chacun illustrant sa part intime de la condition humaine. C’est d’abord l’errance proprement dite, faite d’attente et d’impatience, de grognements et de mise à nu d’une humanité dépouillée de ses habits de ville, confrontée à l’inconnue et à sa propre impuissance. L'homme civilisé devient si vite un vagabond, qui courre ici ou là selon que le vent porte la rumeur, à laquelle tout dénué de sens critique il est impossible de se soustraire... C’est ensuite l’abri de fortune chez un Français pro allemand, qui leur ouvrage la grange avec dédain et dont on craint à tout moment qu’il ne vous dénonce. Autre étape, autre désillusion sur la fraternité des hommes… Quittant ces parages bourgeois, Léon Werth trouve un moment de grâce dans la plus franche hospitalité paysanne dans une ferme du Gâtinais, soit une centaine de kilomètre au sud de Paris, et loin encore de Saint-Amour. Mais c’est la dernière étape avant d’atteindre enfin le havre tant attendu, et cette étape lui ouvre une humanité entière, faite de camaraderie et de reconnaissance, d’entraide et de bravoure dans les moindres petits moments de la vie qu’on n’ose plus dire quotidienne. Que ce soit l'intrusion d'Allemands égarés dans la cour de ferme du Gâtinais qui permet à la brave dame paysanne d'afficher clairement sa germanophilie, ou le pauvre hère qui se bat pour trouver quelque chose à donner à celui qu'il prend pour son bienfaiteur, qu'il soit abrité par des Français ou « entretenu » par les Allemands (qui sur le bord de la route ne sont pas des barbares, nous signale Werth en  passant, comme on redresse une idée reçue), Léon Werth aura vu les dessous et les à-côté de l'humanité. Il donne à lire, dans un récit sincère, plein d'anecdotes et édifiant sans choir dans le racolage, les portraits de petites gens qui sont chacun de nous et qui font la vie.

« Mais l'histoire et les journaux, c'est une autre histoire. »

Ce texte a un destin étonnant. Dès son arrivé à Saint-Amour, Léon Werth confié à l’ami de toujours Antoine de Saint-Exupéry, de passage à Saint-Amour, l’auteur du Petit Prince propose ce « grand livre » à l’édition aux Etats-Unis, un contrat et signé, et puis plus rien. Ce sont les éditions Viviane Hamy qui le publieront, cinquante ans plus tard (1992), en inédit. Le Seuil le reprendra en « Point roman » (en 1994, épuisé) puis Magnard en déclinaison jeunesse (juin 2002), faisant de ce texte symptomatique d’une des plus noires périodes de notre histoire la porte d’entrée dans l’œuvre de Léon Werth. Car 33 Jours est à la croisée des genres, c’est un carnet de route et de déroute, c’est une lettre d’amour filée tout du long à son fils, à l’humanité qui s’égare, à sa femme qui trouve le courage toujours d’être là, c’est un précis d’histoire immédiate qui mêle les faits dignes d’êtres inscrits dans les Manuels aux petites choses qui font le quotidien. C’est justement cette valeur là, très « werthiene », d’illustrer le moment de l’Histoire par la petite chose bénigne qui traîne au bord du chemin, lui donnant par là même une valeur universelle.
 

 Loïc Di Stefano

Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, "bis", janvier 2006, 148 pages, 7,50 euros
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