Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Miguel Bonnefoy, Le trésor du capitaine Morgan

Un navire pris dans la mangrove. C’est par cette vision fantastique de la végétation devenant maîtresse du navire jadis puissant du capitaine Morgan que débute Sucre noir (Rivages, 2017), le roman de l’écrivain franco-vénézuélien Miguel Bonnefoy, dont la courte carrière est déjà ceinte de gloire.

Le capitaine Morgan est mourant, et son bateau, rempli d’or, qu’il couve dans son alcôve, se déleste des objets et des hommes, avant de s’enfoncer dans la terre des Caraïbes, formant le limon sur lequel un village, à la fin du XIXe siècle, est bâti, sa chapelle honorant la mémoire des pirates disparus, son trésor légendaire attirant les curieux. Le premier chapitre du roman est d’une rare beauté : statique par la description de ce bateau en déréliction, dynamique par l’essence de l’aventure qu’il contient, qui fait promettre un roman digne de Stevenson, poétique par l’agencement, la richesse et la justesse des mots écrits.

Mais, en dépit du trois-mâts qui flotte sur le bleu nuit de la couverture, du titre exotique et de ses premières pages, Sucre noir n’est pas l’arrière-petit-fils de L’Île au trésor, mais un charmant cousin éloigné, à l’accent sud-américain, héritier d’une mystérieuse histoire familiale. Les seize autres chapitres du roman conservent l’ombre du capitaine Morgan, et le trésor n’est pas oublié, mais l’auteur a préféré la saga au récit d’aventures. Aussi, sautant les siècles, mûrissant la légende, le roman nous invite-t-il à suivre la vie somnolente et contemplative de Serena, fille unique d’un couple vieillissant de cultivateurs de canne. Dans une ferme décrépite, où chaque 1er novembre une veuve remplit des seaux de larmes dans la chambre restée interdite de son défunt époux, Serena, collectionneuse d’herbiers, rêve d’épingler un sombre et bel inconnu pour animer sa vie monotone… Mais personne ne répond à l’annonce qu’elle fait passer, anonyme, sur les ondes de la T.S.F.

L’homme qui débarque un jour chez les Otero, Severo Bracamonte, n’a rien pour plaire à Serena, qui voue une défiance haineuse à ce chercheur de trésor, juste bon à déterrer une statue… Pourtant, Severo et Serena vont bientôt se tailler l’un à l’autre, au point que l’aventurier se mettra en quête d’un tout autre trésor.

Le roman poursuit le récit de l’aventure familiale : la ville change et se modernise, les parents morts laissent la place au couple Bracamonte, on fabrique du rhum en laissant à d’autres idéalistes – tel l’Andalou et son chien Oro – le soin de chercher des trésors… Puis c’est un nouveau cycle qui commence, avec l’apparition, sortie des flammes, d’Eva Fuego, la fille de Serena et Severo, dont la prospérité et la chute transformeront le paradis des Otero en une ruine semblable au navire pourrissant du capitaine Morgan.

Miguel Bonnefoy, malgré quelques invraisemblances, maîtrise son récit. La solidité de la construction est soutenue par une écriture ravissante et fine, attentive aux variations des âmes et des paysages. Les personnages sont incarnés et l’étude de leur caractère complexe est subtile et déroutante. Mais plus que tout, l’auteur sait se saisir des lieux, nous les faire imaginer tels qu’il les a vus lui-même, modeler le décor en personnage, montrer une terre hostile, fertile et sacrée sur laquelle l’homme ne fait qu’un rapide passage.

Ce livre, aux airs de conte philosophique, montre, sans jamais l’appuyer, la vanité de la quête, la relativité des richesses et la polysémie des trésors. Partagés entre le réel et l’idéal, les personnages doivent compter sur le hasard – qu’on lit comme l’écriture d’un destin – pour animer leurs vies, le portrait de Serena étant par cet aspect l’un des plus beaux de la littérature contemporaine.

Roman du désir qu’on contient, des rêves qui s’étouffent, du temps qui tisse les légendes, de la démesure qui anéantit, Sucre noir est un beau récit, dense et marquant.

Stéphane Maltère

Miguel Bonnefoy, Sucre noir, Rivages, 2017, 208 pages, 19,50 €

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