Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Frappe-toi le cœur : drame de jalousies peu ordinaires

Beaucoup de lecteurs d’Amélie Nothomb sont des nostalgiques : ils regrettent ses premiers écrits – Hygiène de l’assassin, Péplum, Les Combustibles, Mercure –, d’une maîtrise, d’une force et d’une invention fascinantes, se languissent de ses récits autobiographiques – Le Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements, Métaphysique des tubes, Biographie de la faim, Ni d’Eve ni d’Adam –, les plus drôles, les plus touchants, les plus beaux. Mais ces sentiments d’insatisfaction et de déploration d’un temps disparu sont d’une nature qu’elle-même pourrait qualifier de « natsukashii », cette « nostalgie heureuse » semblable à la saudade portugaise, une douceur que provoque dans l’âme le rappel d’un beau souvenir.

La progéniture annuelle de la féconde Amélie Nothomb ne saurait satisfaire de la même manière et simultanément tous ses lecteurs, et si certains de ses enfants sont parfois laids ou difformes, ils ne sauraient être bannis de cette famille livresque qui a le mérite de l’originalité et du foisonnement. Autour de cette mère aimante s’ébattent les beautés parfaites, les aimables laiderons, les belles de loin, les faux maigres, les canons et les freaks.

Certains sont discrets et, une fois vus – lit-on des enfants ? –, se font oublier et sont dissimulés par un aîné plus imposant ou mieux bâti, par une sœur qui a laissé flotter son parfum capiteux ou a su imprimer dans nos mémoires une image vibrante et ineffaçable.

On peut donc être nostalgique de l’œuvre passée d’Amélie Nothomb, parce qu’elle est belle, qu’elle a montré la constance de son talent et qu’elle contient les germes de belles œuvres à venir encore.

Le vingt-sixième enfant de l’auteur, Frappe-toi le cœur (Albin Michel, 2017), est charmant, à l’image de ses héroïnes. Marie – fini les Plectrude, Pannonique, Zoïle ou Pétronille ! – est une belle jeune femme de dix-neuf ans, à l’aube d’une existence qui doit tout lui donner. Elle pressent que le meilleur de la vie s’ouvre à elle. Elle a jusqu’alors vécu dans la facilité qu’offre un beau physique, et a conditionné ses actions à l’envie qu’elles pouvaient susciter chez les autres. Elle se laisse donc séduire par le plus beau garçon de la ville, Olivier, et, sans l’aimer, tombe enceinte et l’épouse. La voilà subitement exclue de la jeunesse, de cette attente faite de projections incertaines et de rêves : elle ne sera plus jamais cet être offert aux appels du destin. Sa grossesse se passe mal, la fatigue. Elle accouche, sans savoir quoi en penser, d’une petite fille, Diane, un chef-d’œuvre à la divine beauté. Olivier est comblé, Marie, mal à l’aise avec cette fille plus belle qu’elle, la délaisse et ne lui porte ni affection, ni attention. Marie, mère monstrueuse, est jalouse de sa fille.

Le roman, à partir de là, s’intéresse aux perceptions de Diane, et le narrateur adopte dès lors son point de vue. Le bébé voit en sa mère l’image d’une déesse lointaine : « Elle appartenait à ce point à une espèce étrangère qu’elle réussissait à la toucher sans qu’il y ait de contact, à la regarder sans la voir. Diane ouvrait grand les yeux dans l’espoir que la déesse s’aperçoive de sa présence, elle se risquait parfois à émettre un gazouillis, en vain ». Commence alors pour l’enfant une quête pour obtenir l’attention d’une mère indifférente et cassante, pour retrouver, ne serait-ce qu’un instant, le moment d’amour et de tendresse qu’elle lui a montré – ô, paradis perdu ! – une seule fois, au cœur de la nuit, comme au milieu d’un rêve… Amélie Nothomb livre alors de belles pages sur le besoin d’amour de cette petite fille livrée à la haine envieuse de sa mère, sur les excuses que, faiblement et pour ne pas perdre la face, elle donne à sa mère, sur le gouffre de désespoir dans lequel elle devrait tomber et dont elle pourrait mourir… Diane se rassure, Diane s’aveugle : elle met sur le compte de la différence des sexes l’amour que Marie porte à son frère Nicolas, mais elle ne peut supporter l’idolâtrie que celle-ci voue à Célia, sa petite sœur… C’est une souffrance de trop et, à quinze ans, Diane part vivre chez ses grands-parents. On suit alors la destinée de cette jeune fille volontaire, qui veut devenir médecin pour sauver les autres de leur gouffre, subit l’influence d’Olivia Aubusson, oublie de vivre, se consacre au travail des autres, aux enfants des autres, jusqu’à ce qu’elle prenne sa vie en main et ouvre les yeux sur les êtres qui l’entourent.

L’on ne retrouve pas, dans Frappe-toi le cœur, la mordante ironie d’Amélie Nothomb, qui donne son pétillement aux plus réussis de ses romans, ni même son habituel maniement de l’érudition. On pourrait lui reprocher un sens de l’ellipse par trop développé, qui fruste un lecteur curieux de se laisser guider par l’habile narratrice et qui ne prend que quelques heures fugaces à lire le roman quand il aimerait passer du temps avec ses personnages.

Frappe-toi le cœur est pourtant bien l’enfant de sa mère : on y retrouve les accents de certains récits d’enfance et d’adolescence d’Amélie Nothomb, la description satirique du monde universitaire, l’obsession de la beauté ou encore l’attraction-répulsion entre femmes dont elle sait souligner l’équivoque. Ce roman est un bon cru sur la jalousie, le passage à l’âge adulte, les relations mère-fille, la résilience et la trahison. Diane subit les humiliations successives en solitaire, comptant sur sa force et sa capacité de résignation. Le récit est riche, sans facilité, bien mené jusqu’à sa chute.

Beaucoup de lecteurs d’Amélie Nothomb seront provisoirement guéris de leur nostalgie…

Stéphane Maltère

Amélie Nothomb, Frappe-toi le cœur, Albin Michel, août 2017, 180 pages, 16,90 €

> Lire un extrait de Frappe-toi le cœur d’Amélie Nothomb

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