Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

L'amour interdit de Maria Casarès et Albert Camus

Dans un récent article du Figaro, Bruno Corty dresse un bilan contrasté du monde de l’édition, pointant la disparition de l’imaginaire au profit de romans historiques ou de biopics. L’heure est en effet à la reconstitution : la cavale après-guerre de Josef Mengele dans le roman d’Olivier Guez, le parcours de Robert Kennedy dans celui de Marc Dugain, celui de Pauline Dubuisson, La Petite Femelle de Philippe Jenada, et tant d’autres récits biographiques inspirés de personnalités ayant existé (le sergent Bertrand, Louis Mantin, sous la plume de Céline Maltère, Hitler sous celle d’Éric Vuillard, Prix Goncourt 2017, Jeanne Toussaint chez Stéphanie Des Horts, Marguerite Gachet dans La Valse des arbres et du ciel de Jean-Michel Guenassia, Stefan Zweig, Frida Kahlo, etc.) et dont les romanciers tentent, souvent avec brio, de recomposer les pensées, les manières et les paroles. Difficile gageure de parvenir à faire revivre la vérité d’êtres réels, d’en sonder les cœurs et de combler par de la vie les interstices froids d’une chronologie.

Florence M.-Forsythe, dans Tu me vertiges, relève le défi de ressusciter deux personnalités majeures des années 1940 et 1950, l’écrivain Albert Camus et l’actrice Maria Casarès. C’est sous l’Occupation que leurs vies se rejoignent, lors d’une fête chez Michel Leiris où l’on joue, ce soir du 19 mars 1944, Le Désir attrapé par la queue, une pièce de Pablo Picasso. Camus en assure la mise en scène, et la distribution est un résumé du Paris littéraire et artistique du temps : Raymond Queneau y interprète l’Oignon, Sartre le Bout rond, Simone de Beauvoir la Cousine de la Tarte, Dora Maar l’Angoisse grasse, etc. Dans l’assistance, Jean-Louis Barrault, Claude Simon, Georges Bataille, Henri Michaux, Mouloudji, Lacan. Maria Casarès, vingt-quatre ans, est là aussi : elle est venue accompagner Zanie Campan, qui tient le rôle la Tarte dans la pièce de Picasso. Elle a quitté l’Espagne en 1936 et a déjà joué, depuis sa sortie des cours Simon, dans Deirdre des Douleurs, en 1942 – l’année de L’Étranger –, et dans Solness le constructeur l’année suivante. Maria est d’abord séduite par une voix "légèrement brisée – douce – chantante avec un léger accent" d’un homme qu’elle ne voit que de dos : c’est Camus. Le hasard faisant bien les choses, Camus envoie à Marcel Herrand, le metteur en scène du Théâtre des Mathurins dans lequel Maria joue depuis ses débuts, sa pièce Le Malentendu. Herrand est conquis ; il confie le manuscrit à son actrice, Maria, qui le lit en plein tournage des Dames du Bois de Boulogne de Bresson, alors qu’une coupure d’électricité vient de l’interrompre temporairement. Arrive le moment de la rencontre, au théâtre, pour une première lecture de la pièce en présence des comédiens. Maria reconnaît "l’homme à la voix dans le dos" qui l’avait séduite chez Leiris quelques semaines plus tôt.
Dès lors, Camus assiste aux répétitions et Maria ne met pas longtemps à le conquérir. C’est le début d’une histoire compliquée : Maria est une femme indépendante, libre – elle n’hésite pas à lui avouer qu’elle a d’autres petits amis – et passionnée ; Camus est un homme marié, qui a laissé sa femme Francine en Algérie, prétendant ne plus l’aimer.

Au fil de ce roman biographique qui, à de très rares exceptions près, sonne juste et sait installer des atmosphères successives, le lecteur assiste à la générale agitée du Malentendu, suit Maria et Camus au cœur du réseau de résistance Combat, croise maladroitement Violette Leduc, rit du ridicule de Sartre, "l’existentialiste à genoux", ramassant sans honte les mégots du Café de Flore.
L’histoire d’amour tourne court quand Maria apprend le retour de Francine, l’épouse de Camus. Il a beau lui dire que toute affection s’est depuis longtemps éteinte entre eux, elle rompt, en septembre 1945, à la naissance des jumeaux que Francine lui donne. Pour elle, ce sera toujours tout ou rien.

Trois ans plus tard, au hasard d’une rencontre, Maria et Camus renouent. Couche-t-elle avec Gérard Philipe, son partenaire dans Les Épiphanies ? Ne doit-elle pas se marier au violent Jean Servais ? "Tu n’es pas mon amant, ni mon maître", lui répond-elle. Maria joue les Don Juan et porte sa liberté en étendard. Mais elle ne peut lui résister et leur passion reprend, portée par les projets communs, une vie à deux sans être rivés l’un à l’autre. "Tu me vertiges", lui écrit-elle (au cours d'une longue correspondance désormais publiée).
Comme Maria, le lecteur ne résiste pas au tourbillon des sentiments, d’un amour qui traverse des décennies fascinantes de création artistique, emporté par ce petit théâtre de quatre cents pages dans lequel revivent, par l’illusion de l’écriture, les figures marquantes du XXe siècle.
 

Stéphane Maltère

Florence M.-Forsythe, Tu me vertiges, Le Passeur, mars 2017, 416 p. -, 21 euros.

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