Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Pierre Bénichou : Bossuet à Bobino !

Pierre Bénichou n’a publié qu’un livre ! Et encore, ce livre n’est qu’une compilation de chroniques funèbres, de nécros parues dans le Nouvel Obs quand il y officiait. Mais voilà deux restrictions de trop, et qui donnent à penser qu’on fait la fine bouche.

Les Absents, levez le doigt ! (Grasset, 2017) est un recueil d’instantanés, un condensé d’air du temps, le livre de nos morts, les morts publics dont on partage le deuil avec tant d’inconnus : Aragon, Coluche, Duras, Ferré, Gainsbourg, Marais, Signoret, Trenet, Ventura…
Dans son avant-propos, d’une plume claire et alerte qu’on retrouve dans tout le livre, Pierre Bénichou explique cette urgence du nécrologue, qu’on ne devient "ni par plaisir, ni par hasard" : "Une vie s’est arrêtée, vite un stylo", écrit-il. Saisir les morts sur le vif, les "faire vivre quelques heures après que la mort a brouillé leurs cartes", c’est toute l’ambition de ces profils pudiques et intimes. Laisser de côté le factuel et le chronologique, l’exhaustif et le biographique pour conserver la chaleur qui émane des corps morts, le souvenir tiré de l’âme qui s’en va, la langue et l’esprit d’un être qu’on a aimé.
Ces chroniques ne sentent ni le "frigo", ni la "viande froide" : pas de préparation, pas de prévision, le spontané, le jaillissant seuls. Je n’ai pas eu le cœur de laisser à mes "confrères" le soin de leur toilette, avoue-t-il, pour souligner l’absolue nécessité de l’écriture.

Pierre Bénichou a côtoyé ses morts : hypermnésique, il en connaît l’œuvre par cœur et truffe les portraits des poètes de nombreuses réminiscences. Aragon, Ferré, Trenet ont droit à des textes magnifiques, à la hauteur du vide qu’ils laissent. Il a le goût des chansons : C’est un truc bizarre, la chanson, c’est un fil de barbe à papa, deux phrases, trois notes qui s’en vont, s’oublient, reviennent, s’installent et vous relient à vous-même. Dites-moi vos six chansons préférées et je vous raconte votre vie et je vous fais pleurer.
Les poètes, les acteurs, les chanteurs, les écrivains, les amis de la nuit, les gloires éteintes montent sur la barque de ce nocher blagueur et passent dans l’autre monde munis d’une belle lettre de recommandation. Pas de flatterie, pas d’indulgence. La vérité de l’instant prime et, à l’heure du bilan, tout est pesé dans la balance. On se surprend à regretter la mort d’hommes qu’on ne connaissait pas, ou si peu, on apprend beaucoup, on imagine…

Mais ces portraits, pour être parfois émus, ne sont pas tristes. Ce n’est pas l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre. Ce serait plutôt, comme le soulignait Robert Scipion, Bossuet à Bobino. La manière fait sourire, la matière prête à rire. Rien d’austère dans ces tombeaux. Un sens certain de l’écriture, qui dépasse le simple journalisme.

Car Pierre Bénichou écrit à merveille, et l’on regrette de n’avoir à lire que 131 pages de sa prose brillante, touchante et drôle. Son style suit les sillons de ses classiques et ce n’est sans doute pas uniquement la paresse qui l’a empêché de figer les mots qu’il porte en lui et qu’il partage si généreusement dans la discussion. Il y a de la décence et de la peur : comment être à la hauteur des grands qu’on lit, qu’on relit et qu’on connaît par cœur ? A quoi bon écrire après le roi Louis, après Guillaume, Max, André ou Marguerite ?
La réponse est dans l’ouvrage. Écoutez-le, sa voix éraillée pas même couverte par le crissement de sa plume, parler des disparus, nos pauvres morts, ceux qu’on nous a arrachés et dont le souvenir nous gâche comme à plaisir le peu de vie que nous avons sans eux, évoquer Aragon dont l’ombre gigantesque tremble sur les murs des bistrots malfamés : cette nuit, Louis Aragon va mourir. Fini la chanson. Fin de siècle.
Lapidaire, Pierre Bénichou sait l’être, dressant en quelques mots un portrait tout entier : Il parlait en bribes, Jean Castel. À petites gorgées. On reconnaît aisément Marcel Dassault, avec son teint de cire rose, sa silhouette de musée Grévin, ses petites mains d’ivoire qui dessinaient comme nul autre le fuselage des mastodontes supersoniques, tout aussi bien que Françoise Dolto, "la mère-veilleuse" : Des épaules de lutteuse, un torse puissant, un port de tête de demoiselle des beaux quartiers, une ingénue déguisée en mamma.
C’est aussi l’homme des formules. Roger Cazes, le patron de la brasserie Lipp mort en 1987 est le Monsieur Loyal du monde à l’envers, Cocteau "un éclat de diamant sous des tonnes de strass", Gainsbourg "une sorte de Léautaud milliardaire", Rock Hudson, "Tante Courage"…

L’analyse est précise, la formulation brève : au sujet de Jean Cau l’imprécateur, le pathétique, le maudit, il écrit : Je ne sais toujours pas si le journalisme est un art, mais si la réponse est oui, alors il aura été notre Goya. De Marguerite Duras, il dit : Elle a passé sa vie à se cogner aux vitres. Ses petits cahiers couverts de pattes de mouche ne racontaient rien d’autre que ses télescopages avec le monde réel. Sa phrase est toujours trop courte ou trop longue, comme si les mots lui étaient imposés, comme si sa fameuse musique, au fond, ne lui plaisait guère.
Trois attributs résument la vie de Jean Marais : Il a été la coqueluche des filles, la passion d’un homme et l’homme de toutes les audaces. Quelques traits suffisent à dépeindre les obsèques de François Mitterrand : Des parapluies sous le ciel noir et cette pluie fine dans les faisceaux des projecteurs qui éclairent la photo monumentale du tribun muet.

On se plaît à rêver d’un roman de Pierre Bénichou, d’un récit de souvenirs même, où fleuriraient, comme à chaque page des Misérables, dans la belle prose des premiers Jean Teulé ou chez Marcel Aymé, les jolis mots, les traits de génie et la pensée en condensé. Or Pierre Bénichou, comme il l’écrit dans le préambule de ses Absents, a "la mémoire longue mais la plume courte".
Pour lui, ce livre est « une petite carte de visite » qu’il nous laisse, par politesse, n’ayant pas eu le courage – ou le temps, ou l’envie – d’entrer dans le salon de Madame Littérature.

Les Absents, levez le doigt ! nous donne à lire vingt-six portraits aussi nécessaires et personnels que ces petits mots qu’on glisse dans le revers de la veste d’un mort pour qu’il emporte un peu de nous dans son grand voyage. Des mots d’amour, les souvenirs de gestes inoubliés, la fixation d’instants parfaits.
Pierre Bénichou n’a publié qu’un livre… Mais quel livre !

Stéphane Maltère

Pierre Bénichou, Les Absents, levez le doigt !, Grasset, avril 2017, 144 p. -, 15,90 €

Aucun commentaire pour ce contenu.