Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Le Troisième Temple, Yishaï Sarid : Comme un avertissement

« La première bombe est tombée sur la ville de Haïfa et l’a effacée, elle a mis le feu aux raffineries qui se sont embrasées comme une boule de feu jusqu’au nord. La deuxième est tombée deux minutes plus tard sur Tel-Aviv, à cent mètres du bâtiment qui abrite le QG de l’armée. » (p. 45)

La Vaporisation a eu lieu : les Amalécites, ennemis d’Israël, sont parvenus à pulvériser les villes côtières. Yehoaz, le père du narrateur, parvient miraculeusement à Jérusalem et organise de là-bas la riposte : il fait sauter les mosquées du Mont-du-Temple, déterre l’Arche d’Alliance enfouie sous les fondations, et fait rebâtir le troisième Temple, tant espéré par le peuple juif après la destruction des deux premiers par le Babylonien Nabuchodonosor (587 av. J.-C.) et Titus, le Romain (70 ap. J.-C.). Les survivants de notre siècle s’agrègent autour de la religion primitive restaurée et tentent de résister aux attaques de l’ennemi. Leur nouveau roi clame :

« L’heure n’est plus à la retenue, au silence, à l’attente. Soyons forts et courageux. (…). Ils fêtent la destruction de nos villes mais ne comprennent pas que c’est d’ici que viendra la libération totale. (…) Ne nous laissons plus mener comme des bêtes à l’abattoir. Formons ensemble un poing d’acier. » (p. 48)

Yehoaz a rétabli les rites anciens : les habitants d’Israël vivent comme au temps du sanhédrin (assemblée politique et religieuse présidée par un grand prêtre). Ils prient et font leurs offrandes. On juge les renégats, ceux qui, autrefois à Tel-Aviv, incitaient les gens à s’éloigner de la religion ; on lapide, on surveille, on sacrifie pour que règne la loi divine. La Torah s’exerce à la lettre. Tous les jours, les murs de l’autel sont aspergés de sang pour l’expiation : l’agneau, le taureau, le grand cerf meurent lentement sous nos yeux et implorent… C’est Jonathan, prêtre et fils du roi Yehoaz, qui égorge les bêtes bien qu’il en ait horreur :

« Mais moi, depuis le jour où j’ai sacrifié mon premier animal et où j’ai vu dans ses yeux une tristesse infinie tandis qu’il rendait son dernier souffle, je n’ai plus mangé de viande. » (p. 56)

Ce fils, qu’un éclat de bombe a rendu infirme, est la voix du récit. Il parle au lecteur du fond d’une prison amalécite, racontant ce dont il a été témoin depuis la reconstruction du Temple.

Malgré tous les efforts de son roi, souvent absent parce qu’il se bat sur le front, le peuple voit la situation économique se dégrader et la misère s’installer. Jonathan reçoit la visite d’un homme à visage d’oiseau : son père Yehoaz doit abdiquer pour le bien du pays ! Mais comme il n’ose pas lui répéter les paroles de l’ange, des phénomènes étranges se manifestent dans le royaume : souillure atroce, un porc brûle sur le bûcher du Temple ; des chants amalécites, des « Allah akbar » s’élèvent durant la cérémonie ; un bélier, sur le point d’être sacrifié, se met à parler à Jonathan et à lui réciter le « Shema Israel »… 

Le royaume survivra-t-il, abandonné de tous et renfermé dans cette nouvelle orthodoxie ?

Le Troisième Temple(HaChlichien hébreu) est une dystopie ; mais il s’appuie sur des faits actuels et réels, une haine d’Israël injuste et trop palpable. Le lecteur a l’impression d’assister à une révélation : les Amalécites, à qui l’on donnera le nom qu’on voudra, sont soutenus sans faillir par la terre entière à coups de menaces, d’embargos et de boycotts, ce qui fait écrire à Jonathan, dans son cachot :

« La fausse pitié du monde s’est vite dissipée, la haine d’Israël inscrite dans l’âme des nations a de nouveau explosé comme du pus. » (p. 50)

On accuse Israël de toutes les fautes ; on soutient les Amalécites et on justifie le pire sans s’émouvoir de la Vaporisation des villes, de l’assassinat des hommes, des femmes et des enfants juifs. Retranché à Jérusalem, Yehoaz, nouveau David, est un chef de guerre : il reconquiert des villages, consolide les frontières. Il apparaît aussi comme un autre Abraham, d’autant plus qu’il est question dans le roman du sacrifice du fils.

Le Troisième Temple est passionnant et glaçant. Bien écrit, il est le prolongement de l’ignorance des peuples d’aujourd’hui. Amalek assassine et lance des missiles, mais sur le fronton des nations haineuses, ce n’est pas son nom qui est inscrit comme coupable.

Yishaï Sarid nous projette dans un avenir proche, à l’atmosphère antique. Il donne le nom biblique d’« Amalek » à l’adversaire séculaire, celui qui attaqua jadis les Hébreux dans le désert du Sinaï après l’Exode d’Égypte. Avec angoisse, le lecteur devine dans le traitement de l’actualité les prémices de cette dystopie ; et quoiqu’aucune date ne soit donnée, les faits semblent très probables : on ne tremble pas à cause du virage extrême que prend le peuple d’Israël, mais à cause de la surdité des pays du monde entier et de leur fourvoiement perpétuel. 

Cette uchronie (« Et si les plus grandes villes d’Israël étaient atomisées, que se passerait-il ? ») a le goût d’une sombre réalité. Sans justifier les réactions jusqu’au-boutistes (le sang versé, la justice impitoyable qui s’exerce en vase clos, l’intransigeance religieuse…), l’auteur fait comprendre que ce glissement vers la lettre du Livre se développe sous la contrainte, que c’était le seul moyen pour les Juifs de résister : n’entend-on pas régulièrement certains ennemis héréditaires d’Israël déclarer qu’ils veulent la rayer de la carte, sans que le monde s’en offusque vraiment ? Face à cela, faut-il céder et se laisser tuer, ou renforcer ses positions et se défendre ? Le roman naît à partir de ce constat, et l’imagination prend la suite…

Le livre d’Yishaï Sarid, écrivain israélien qui publie son troisième roman chez Actes Sud, sonne comme un avertissement, mais avec subtilité, par une narration en pointillés que nous offre cette confession d’un prince déchu. C’est un coup de semonce à l’égard des nations, qui se réveilleront trop tard – ou jamais. 

Céline Maltère

Yishaï Sarid, Le Troisième Temple, traduit de l'hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Actes Sud, févier 2018, 320 p. -, 22,50 €

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