Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Stefan Hertmans, Le cœur converti : Aimer une femme qu’on invente

Le livre s’ouvre sur un paysage du Vaucluse, près du Mont Ventoux. Stefan Hertmans prend le temps de la description. Il immerge son lecteur dans une géographie qui recèle les vestiges de son histoire en cours d’écriture. Son attachement aux lieux le pousse à la rêverie. Il croit apercevoir au loin, dans les montagnes, un jeune couple : c’est David et sa femme, Hamoutal, surgis des siècles passés.

En exergue se trouve un mot hébreu, celui d’un village dont on a retrouvé les lettres sur un manuscrit (MNYW) et qui abrite le secret de la chrétienne convertie au judaïsme, qu’on appellera « la prosélyte ». Mille ans plus tard, elle suscite encore bien des interrogations de la part des chercheurs, et particulièrement de l’auteur qui nous prévient : ce roman est « inspiré d’une histoire vraie, il est le fruit (…) de recherches approfondies et d’une empathie créative. » On sent véritablement combien il aime ses personnages à qui il essaie de redonner vie, particulièrement Hamoutal dont il tente de reconstituer les aventures. 

Née à Rouen, d’une noble famille de Normands, elle se prénomme Vigdis Adélaïs et reçoit une très bonne éducation. On la destine à un mariage chrétien. Mais, lors de ses promenades dans la ville, elle passe devant l’école talmudique, dans le quartier juif, et croise le regard d’un très beau garçon : David Todros, fils du grand rabbin de Narbonne. Au XIe siècle, à la veille de la première croisade, les Juifs vivent encore à côté des Chrétiens, même s’ils sont déjà stigmatisés par ce petit chapeau pointu et jaune. La haine couve contre ceux qu’on accuse d’avoir tué le Christ. Vigdis assiste à une scène qui la marquera pour toujours : un jeune voleur juif est battu à mort devant elle : « Sale juif, sale fils de pute de juif puant, ordure ». Est-ce cet épisode traumatisant qui la poussera à cette attirance pour l’étranger David ? Le coup de foudre a lieu : 

« Elle se sent haletante d’excitation. Elle approche, n’est plus qu’à quelques mètres du petit groupe. Elle doit lever les yeux, il le faut, il le faut. Elle le fait (…). Il est encore plus choqué qu’elle, par ce mélange d’hésitation et de franchise dans le regard de la jeune fille. Elle semble vriller ses yeux dans les siens, elle sent que son regard produit sur le garçon un effet douloureux. » (p.63)

Comment une Chrétienne, descendante de Vikings et de bonne famille, pourrait épouser un Juif ? C’est impossible. Elle le voit en cachette, apprend les prières à son Dieu dont on ne prononce pas le nom, ainsi que l’hébreu. Ils s’aiment passionnément, et elle ne peut plus rebrousser chemin :

« Elle a vu la licorne blanche et elle se précipite dans une forêt de vieux interdits. » (p.67).

Elle abandonne tout, et ils décident de s’enfuir à Narbonne où vit la famille de David. Ils sont traqués par des chevaliers chargés de ramener à tout prix la jeune fille à Rouen. L’auteur suit à la trace son héroïne, explore les lieux qu’elle a parcourus, ressuscite le passé par la géographie et les documents qu’il a étudiés. Il touche la pierre contre laquelle Hamoutal s’est peut-être appuyée, imagine cette jeune fille blonde aux yeux bleus devenue juive. Car Le Cœur convertiest plus qu’un roman : Stefan Hertmans, passionné par son sujet, reconstitue magnifiquement l’atmosphère des premières croisades, la vie des Juifs à l’époque médiévale (synagogues, yeshiva, mikvé, mais aussi pogroms). Entre fiction et histoire, passé et présent, il donne à voir les sites, fait ressurgir, grâce à la documentation et à son imagination, les visages et les lieux oubliés, donnant vie à cet amour interdit et à ses conséquences. Il a un tel amour des endroits qu’il visite qu’il envoûte le lecteur : il dépeint avec poésie non seulement les vallées du Vaucluse, mais aussi Narbonne, Le Caire tel qu’il était au Moyen Âge, et nous montre, à partir de ruines, ce que furent ces villes autrefois.

Hamoutal tombe enceinte. Elle accouche au terme de sa deuxième fuite avec David – fuite qui la conduit à Moniou (Monieux), village de toutes les suppositions. Yaakov voit le jour, puis Justa quelque temps plus tard. Le couple s’établit là. Ils vivent heureux, sous la protection du rabbin Joshua Obadiah, jusqu’à ce que le malheur les rattrape sous les traits des croisés conduits par Raymond de Toulouse. Ces hommes sont des brutes assoiffées de sang et d’un antisémitisme incroyable. Hamoutal est contrainte de fuir pour la troisième fois, mais seule cette fois-ci, avec son dernier nouveau-né sous le bras. Elle se lance dans une quête désespérée pour retrouver ceux qu’elle aime, persuadée qu’elle pourra se rendre à Jérusalem, ce qui la conduit à prendre la mer et à vivre mille souffrances.

L’auteur oscille régulièrement entre l’histoire qu’il refabrique et ses propres voyages. Les objets (manuscrits, tefillin…) qu’on a enfouis dans des genizah (pièce d’une synagogue où l’on jette ce qui contient le nom de Dieu) le font s’approcher d’Hamoutal. Il croit la voir à plusieurs reprises, dans une statue de l’église de Bourges, ou à Notre-Dame-du-Port, à Clermont-Ferrand, où elle a prié pour la dernière fois avant son baptême juif. Il nous donne très envie d’entreprendre aussi ce périple durant lequel il parvient à rendre si palpables des êtres oubliés :

« Mon illusion, mon désir de percevoir le moindre détail de cette femme aboutissent à la constatation qu’aujourd’hui elle n’est présente nulle part en dehors de mon imagination. » (p.107) 

Historiquement, le récit est très solide : on a l’impression parfois d’être dans un essai, mais l’écriture littéraire nous ramène du côté de la fiction, annulant toute impression de didactisme.  

« Je suis trop sous le charme de la France, je prends du retard. » (p.129)

C’est ainsi qu’on pourrait résumer la littérarité de ce roman : chaque page transpire d’un amour incroyable pour le pays. Sous la plume de cet auteur belge néerlandophone, le lecteur en est d’autant plus surpris et ravi. Rien n’est plus doux qu’aimer une femme qu’on invente :le Cœur converti, mû par le souvenir d’Hamoutal, est une somme de travail digérée (vingt-deux ans d’écriture), un roman couplé d’une quête érudite qui tient le lecteur en haleine et lui fait dire que parvenir à un tel résultat peut aisément passer pour un exploit. 

Céline Maltère

Stefan Hertmans, Le cœur converti, traduction du néerlandais par Isabelle Rosselin, Gallimard, août 2018, 368 p. -, 21,50 €

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