Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Serge Filippini, J’aimerai André Breton : L’essentiel est le vraisemblable

Pour s’attaquer à une figure telle que celle de Breton, « pape du surréalisme », il faut avoir une bonne connaissance du personnage et de ses œuvres, car tout pourrait très vite sonner faux. Dans son roman J’aimerai André Breton, Serge Filippini se risque à cet exercice, et il s’en sort avec brio. Il invente une nouvelle Nadja, une certaine Chance Salvage, qui débarque par hasard à Saint-Cirq-Lapopie (elle a ouvert un compas sur une carte de France) après avoir subi un viol conjugal. On est en 1966, le 24 septembre : le célèbre écrivain André Breton se repose dans sa maison d’été, en compagnie de sa femme Élisa : il est très mal en point. Sa rencontre avec Chance réveille son désir. Là, le lecteur se dit qu’il va être difficile de faire la différence entre le réel et la fiction, mais il y aura du charme à se laisser porter entre le vrai et le faux : l’essentiel est le vraisemblable. 

Sur son exemplaire poche de Nadja, Chance écrit « J’aimerai » au-dessus du nom de l’auteur. Ainsi, elle se prédestine à cette rencontre, sujet si cher à l’écrivain surréaliste qui l’a développé dans L’Amour fou, où il raconte cette merveilleuse nuit parisienne qui le conduit sur la route de son nouvel amour, et qui se termine par ces mots à sa fille Aube : « Je vous souhaite d’être follement aimée . » Chance veut aimer follement. Très vite, Breton l’étreint. Le moment n’a rien d’une extase… Elle capture quelques poils pubiens du poète, qu’elle glisse dans une enveloppe cachée entre les pages de son livre-fétiche, une manière de ne pas perdre la trace de la rencontre surréelle… 

Car le hasard a voulu cette rencontre. Des années auparavant, en sortant de l’église Saint-Sulpice, Chance a croisé Breton, accompagné de Man Ray :

« André Breton fixait sur elle un regard impérieux, comme s’il voulait faire d’elle sa favorite. » (p.15)

Et l’expérience de la rencontre est poétique :

« Elle entendait la poésie comme un chemin dont le tracé se révélait dans son cours même. (…) Quel tribunal n’avait sa beauté ? Quelle prison ? » (p.23)

L’entourage de Breton ne voit pas d’un bon œil ce soudain désir de l’auteur septuagénaire. D’abord son épouse, Élisa, puis Radovan Ivsic, poète croate proche de lui. On fait comprendre à Chance qu’il vaudrait mieux qu’elle parte. Mais Breton a écrit dans son exemplaire de Nadjason adresse et ces mots : « NE M’ABANDONNE PAS. » Quand il sera hospitalisé à Paris, Chance le suivra, même si elle semble être un fantôme : tous refusent de la voir (la voient-ils, seulement ?). 

André Breton meurt le 28 septembre 1966. Les quatre jours durant lesquels Chance l’a connu seront décisifs pour elle : après avoir rencontré cet homme, la vie est transformée. « Modifier le réel pour en libérer le merveilleux » (p.27), tel est le testament littéraire du poète. Quels sont ces pouvoirs magiques qui bouleversent et rendent folles les femmes ? Nadja a fini à l’asile ; à la mort d’André Breton, c’est un autre roman qui commence. Que va devenir Chance, désormais contaminée par le poète ?

Ce récit, bien écrit, nous conduit jusqu’au XXIe siècle. Le narrateur a connu Chance Salvage : c’était une vieille femme, une rebouteuse, qui vivait dans une chaumière à Montfort-Désert, et qui s’était vouée à Dieu. Comment Chance, éperdue et folle d’André Breton, est-elle devenue cette « sauvage » cachée dans les bois? En effaçant toute trace de son passage près de Saint-Cirq-Lapopie, Serge Filippini rend probable son existence, ce qui donne sa force au roman. Le texte, qui ose même donner à lire des poèmes inventés, nous raconte ce qu’est un destin et nous rappelle que le poète est aussi un messie : « La Révolution sera faite, et elle aura raison de nos scrupules » (p.114), a écrit Breton dans un texte oublié ou perdu, à la veille de mai 68… 

Céline Maltère

Serge Filippini, J’aimerai André Breton, Phébus, août 2018, 192 p. - , 17 €

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