Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Adeline Dieudonné : Rêver la vraie vie

Un père chasseur, dont le plus beau trophée est une défense d’éléphant entreposée dans la chambre des cadavres ; une mère amibe, femme effacée qui subit la violence de l’époux et se réfugie dans son amour pour les animaux et les chèvres naines ; un petit frère de six ans, Gilles, chéri par la narratrice. Et, non loin d’eux, la hyène, dans un coin de la pièce interdite, immobile, pourtant prête à bondir sur le premier morceau d’âme fragile.

La petite fille qui raconte l’histoire a dix ans. Elle grandit dans un pavillon, près du bois des Petits Pendus où demeure Monica, la sorcière bienveillante. La vraie vie est banale, mais dans la tête d’une enfant, tout prend un relief merveilleux. Même si le père brutal, passionné par la télévision et le whisky, ne fait pas grand cas d’elle ni de son frère, même si la mère « ectoplasme » ne sait que se taire, l’existence prend des allures souvent mythologiques. Il y a cette musique de Tchaïkovski, La Valse des fleurs, qui annonce un moment de plaisir : celui d’acheter une glace au marchand dans la camionnette, une vanille-fraise pour Gilles, une chocolat-stracciatella pour elle, avec de la chantilly, cette chantilly que son père lui interdit de manger et qu’elle avale en cachette sur le chemin de la maison. Entre elle et le marchand, c’est un secret. La vie est faite de ces menus bonheurs : on joue à la casse parmi des voitures qui ont des yeux, on rit en tentant d’échapper à son méchant propriétaire, avant de regagner « le Démo », lotissement datant des années soixante, surnommé « la Démoche » par le père, où la vie n’est pas si morne dans la tête d’une petite fille qui rêve.

Devant la camionnette du glacier, elle prépare mentalement, comme à chaque fois, la phrase qu’elle prononcera : il ne faut pas bégayer à l’instant solennel, quand elle demande au marchand complice le parfum de sa glace et la chantilly. Mais, ce jour-là, le mal lui explose à la figure : elle voit la chair en lambeaux, « un visage en viande », « avec juste un œil dans son orbite », un homme mourir, en face, pour rien, un homme doux... 

 « À ce moment-là, ma vie ne m’est plus apparue que comme une branche ratée de la réalité, un brouillon destiné à être réécrit, et tout m’a semblé plus supportable »

Cet accident jette la petite fille hors de l’enfance, mais elle décide d’agir et ne se laissera pas expulser ainsi de son monde. Elle remontera le temps : son petit frère n’aura pas assisté à l’horrible spectacle et la vermine ne s’emparera pas de son frêle cerveau. Elle se rêvera Marie Curie ! Pour compagnons, une petite chienne, Dowska, le Champion et la Plume, des voisins qui lui veulent du bien, un vieux professeur de physique revenu de Tel Aviv… Mais, contre elle, la hyène, la bassesse, et ce père qui offre à Gilles pour ses huit ans un abonnement au stand de tir. Optimiste, courageuse, la petite fille lutte contre un mauvais peuple invisible qui transforme peu à peu le frère chéri en psychopathe. Il lui échappe ; elle refuse de l’abandonner à son destin. La vraie vie, ce n’est pas celle que sa famille lui impose.

La méchanceté des hommes est finalement très ordinaire dans La Vraie Vie d’Adeline Dieudonné. Le lecteur est glacé par la peinture de ses semblables, hommes souvent lâches, jaloux, enfermés dans des vies sans saveur et dont ils se repaissent. Peu de prénoms, comme dans les contes : il y a l’ogre (le père), la fée (Monica), le prince (le Champion), le magicien (le professeur Pavlović), et l’héroïne qui doit sortir de là. L’écriture produit le miracle de coller une fine couche surnaturelle sur le quotidien sordide, et la petite fille ne sombre jamais dans le gouffre au bord duquel elle danse. L’épisode de la traque en forêt, où elle devient la proie de son père, de son frère et d’un groupe d’amis chasseurs, est terrifiant. Comment la jeune fille, qui a désormais quinze ans et dont les formes féminines et l’intelligence dérangent son père pétri de brutalité, pourrait-elle sortir saine et sauve de cette traque nocturne ? Une traque à la Funny gamesde Haneke, où les phares sur la route ne sont pas ceux de la voiture d’un sauveur… On tremble avec elle, comme au moment où elle dérobe la défense d’éléphant, objet magique qui fera fonctionner sa machine à remonter le temps et qu’il est formellement interdit de toucher. On trouve des airs d’Eddie Bellegueule dans la médiocrité de certains personnages, mais il y a le style en plus, car La Vraie Viene se contente pas de relater des faits crasseux, de montrer crûment une sinistre réalité. Elle ne fait pas que promener un miroir sur le sentier de vies ordinaires. Elle chasse la pesanteur, transporte le lecteur au-dessus, ne se vautre pas dans la boue, qu’elle modèle : des nuées de perruches, une femme sans visage, autant de petites touches qui poétisent le réel et nous donnent à lire un drôle de roman, qui laisse des traces et nous dit que la vraie vie se rêve.

Céline Maltère

Adeline Dieudonné, La Vraie Vie, L’Iconoclaste, août 2018, 265 pages, 17 €

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