Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Dalie Farah, Impasse Verlaine : Nul ne guérit de son enfance

 

 

 

« Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit : je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisotté ; j’ai été beaucoup fouetté. » Dalie Farah, l’auteur d’Impasse Verlaine (Grasset) pourrait faire siennes ces phrases qui ouvrent le roman de Jules Vallès, L’Enfant. Cent trente-huit ans séparent les deux œuvres, mais les violences vécues par Jacques Vingtras au Puy-en-Velay valent bien celles subies à Clermont-Ferrand par la narratrice de ce récit dont l’inspiration autobiographique est pudiquement voilée par la mention « roman » inscrite sur la couverture.

Les mères adorées ou abhorrées abondent dans la littérature française et l’auteur, agrégée de lettres, s’amuse de cette filiation avec ces descendantes de Médée : dans la ronde des mères brutales où Madame Vingtras tient la main de Folcoche, Félicité Cazenave, Nicole Blanchard et Madame Lepic s’écartent pour laisser entrer un nouvel archétype : Vendredi.

« On peut survivre à tout, quand on survit à sa mère. » Vendredi, la mère de la narratrice, en fait la douloureuse expérience. La première partie du livre est consacrée à son enfance en Algérie dans les années cinquante. Elle-même subit la sauvagerie de Mère-Grand, une ogresse de contes, qui ne supporte pas sa beauté et son indépendance. La petite sauvageonne des Aurès n’a de plaisir que les genoux au vent, à dévaler les montagnes pour faire rire son père, un berger des monts fauves. Quand il disparaît, le jour de la Grande Soif, en pleine guerre d’Algérie, la petite fille, qui a « trop de nuages dans les yeux », devient un poids pour Mère-Grand qui tente en vain de la vendre à des Français. Vendredi a quinze ans, elle veut apprendre à lire. Violée par son frère, rossée par sa mère, elle est finalement donnée en secondes noces à un cousin de trente-cinq ans, qui ressemble à « Charlot en beaucoup moins drôle », un manœuvre de chantier qui lui fait traverser la Méditerranée. Sa vie bascule : « Des maquis d’Algérie au Puy-de-Dôme auvergnat, passagère clandestine d’une histoire mystérieuse, Vendredi éructe un air humide, elle se redresse et prend acte de ses pertes invisibles : elle n’entendra plus jamais parler berbère, elle n’entendra plus jamais chanter les femmes de leurs voix gutturales et envoûtantes. Plus jamais elle ne pourra courir en chevauchant le vent. »

Désirée, Vendredi devient « la Fatima » dans ce petit village d’Auvergne où elle est comme une « fée d’Orient » pour les habitants, subjugués par sa beauté exotique. Elle apprend en imitant ses nouvelles amies, Françoise et Solange, et résiste aux avances de leurs hommes. Vendredi n’a que dix-sept ans quand elle découvre qu’elle est enceinte. Elle tente tout pour se débarrasser de la « tumeur utérine » qui pousse entre ses flancs, en vain. Dès lors, elle multiplie les grossesses qui « s’enchaînent comme les chiffres du loto » et devient une Française qui sait mettre en conserve les haricots verts et la confiture d’abricot. Habituée aux mœurs villageoises et aux coups de son Charlot de mari, elle doit quitter ce vert paradis pour rejoindre la ville, où l’attend, impasse Verlaine, un gigantesque immeuble avec chauffage au sol.

Cette première partie du roman saisit immédiatement le lecteur : la beauté du style, imagé, sensuel et précis, y est pour beaucoup : Dalie Farah entraîne par son écriture fluide et ravissante et par la puissance de ses métaphores. Rien de trop dans cette prose qui sait évoquer puissamment une Algérie où les corps sont brutalisés et les destinées tracées.

Vendredi, en échappant à sa mère, n’échappe pas à l’héritage de Médée, dont elle endosse à son tour la terrible tunique. Sa fille, la narratrice, subit cette violence atavique qui tombe sur elle à coups de barre de fer, de gifles, de télé dans la gueule. On pourrait avoir honte de sourire aux malheurs de Dalie, mais, à la manière des fessées de mademoiselle Balandreau dans L’Enfant, elle parvient à mettre une distance ironique entre l’insoutenable et elle. Rien de pesant ni de pathétique dans cette histoire d’amour et de haine entre une fille et sa mère, mais des questionnements sensibles, naïfs et touchants. Comment se reconnaît-on fille de sa mère ? Par la gifle donnée à la maîtresse pour venger sa progéniture ? Par des traits physiques et moraux dans lesquels on refuse de se retrouver ? Par les vergetures qu’on se découvre en commun ? Par la complicité qui unit quand la fille devient les yeux et la main d’une mère analphabète ? On s’attendrit face à cette petite en attente d’amour et de reconnaissance, qui subit sans rien dire d’être dans le placard à chaussures, d’être traînée par les cheveux. On aime la petite maman qu’elle devient pour sa sœur, qu’elle choie et cajole à coups de Flaubert, de La Fontaine et de poupées Barbie. 

L’école est, pour la narratrice, une bouée de sauvetage, comme le seront les concours d’éloquence et les romans russes : « Derrière moi, la folie domestique disparaît, mon HLM n’est déjà plus qu’un souvenir, l’arrière-plan brutal de mon épopée. Je chevauche le vent d’Auvergne que j’aime. Chaque pas est l’occasion d’une histoire, je chante sans en avoir l’air pour prolonger le générique. Bouclettes affolées, sourire radieux, j’entends de la musique dès que je passe le portail de l’école. Les autres. La classe. Les murs. Les portes. Les jeux. Apprendre. La cour. Les arbres. Tout est bon. Tout m’enchante. Je suis en sécurité. »

Dans ce premier roman, sincère et vrai, on est révolté par la trahison de la maîtresse, par la violence facile d’un père falot, séduit par les années 80 du Docteur Maboul, des Raider et d’OK Magazine, ému aux larmes par les appels au secours en pattes de mouches sur le papier peint de la chambre, rasséréné par cette infirmière aimante dont on serait aussi tombé amoureux, attendri par la naïveté de cette jeune fille déçue que sa famille ne ressemble pas à celles des publicités. On ne saurait rendre compte de toute la richesse et de la variété de ce récit dans lequel le lecteur, captif, est entraîné à travers les rues du Devoir et de la Charité, comme dans un labyrinthe où la narratrice est enfermée, en quête d’une issue qui l’éloigne de sa Minotaure de mère.

Impasse Verlaineest de ces livres marquants qui savent donner à une histoire personnelle une portée universelle. Sans pathos, avec distance et humour, finesse et vivacité, Dalie Farah a trouvé le ton juste pour raconter sans faillir ces enfances invivables dans un livre qui mérite, inévitablement, la reconnaissance d’un prix !

Stéphane Maltère

Dalie Farah, Impasse Verlaine, Grasset, avril 2019, 224 pages, 18 euros.

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