Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Beat Sterchi,​​​​​​​ La Vache : Passer l'envie de steak

Blösch, titre original de La Vache, a été publié en 1983 et a rencontré, à l’époque de sa sortie, un immense succès. Beat Sterchi, auteur suisse né en 1949, qui ne faisait pas du tout partie du milieu littéraire, a vu son roman salué par la critique et recevoir plusieurs prix. Pourtant, il a mal vécu ce succès, percevant dans les louanges qui lui étaient faites sur son style une manière de voiler le contenu du livre :

 « On parlait de la véhémence de ma langue pour taire la véhémence de ce dont je parlais. » Interview de Beat Sterchi par Daniel Rothenbülher pour Viceversa

Les éditions suisses Zoé ont réédité ce texte qui avait connu une première traduction française en 1987. Ce qui frappe d’abord, c’est le caractère visionnaire de ce roman qui reparaît aujourd’hui, à un moment où l’on s’interroge davantage sur l’élevage industriel et ce qui se passe d’inhumaindans les abattoirs. Beat Sterchi avait déjà senti comment le productivisme et le progrès allaient nuire à l’élevage et au bien-être animal. Ainsi, l’un de ses personnages s’exclame :

« Le progrès. Tu parles. Le progrès ! La marche vers la mort ! »

Il serait donc impossible au lecteur mal intentionné (et très carnivore ?) de critiquer ce livre en criant au prosélytisme végan, à l’égoïsme végétarien, car ce n’est pas du tout le sujet de La Vache, et son écriture a pour contexte les années 80 où l’on n’avait pas encore entamé vraiment les réflexions actuelles sur l’industrialisation de l’élevage. De plus, on peut accorder un grand crédit à Beat Sterchi, qui sait de quoi il parle, puisqu’il a lui-même travaillé dans les abattoirs et que son père était boucher.

Dans la ferme de Knuchel, on attend l’Espagnol, Ambrosio. Les douze vaches de Hans, leur propriétaire, donnent beaucoup de lait. Il est hors de question pour lui de céder à la pression du progrès technologique : si tous ses voisins décident un par un de tomber dans la facilité des machines à traire, lui s’y refuse. Ses vaches, il les élève et les trait lui-même, il les laisse au pâturage, il leur offre une vie de vache. Il les connaît toutes, toutes ont leur prénom et il sait leur caractère. La reine de l’étable, c’est Blösch, « la meilleure vache de l’alpage » :

 « La plus belle vache du village, oui, ils n’en ont pas de pareille dans leurs écuries, ces messieurs, ils n’ont que des unités de gros bétail ! »

Au village, on voit l’arrivée de l’Espagnol d’un très mauvais œil. On se méfie des étrangers... Au café, les discussions dégénèrent souvent par méchanceté ou jalousie. Knuchel produit des litres de lait, et son ouvrier Ambrosio, très doué, est irréprochable :

« Si vos petites machines qui font tic-tac vous amusent, tant mieux, mais foutez-moi la paix avec ça ! Vous n’avez pas mieux à faire que de vous vanter avec vos suceurs à lait ?

Là-dessus, le fromager retira son cigare de la bouche, laissa pendre son bras avec les cartes, se retourna vers Knuchel :

— Il y en a qui ont des machines à traire, et il y en a qui ont des étrangers ! »

Mais, à la quarante-neuvième page, alors que le lecteur suivait le quotidien du fermier et d’Ambrosio, il se retrouve soudain avec un autre narrateur, un « je » très tourmenté. Et il se rend très vite compte qu’il est au cœur d’un abattoir !

J’ai déjà parlé ici de La Jungle d’Upton Sinclair, qui décrivait les usines à tuer dans l’Amérique du début du XXe siècle, à Chicago, l’horreur de l’industrialisation de la mort : avec La Vache, on est dans la tête de cet apprenti qui souffre et se pose mille questions sur sa présence dans ce lieu. Il cauchemarde, ne sait pas s’y prendre tout à fait bien parmi les tripiers, les saigneurs et autres collègues qui pataugent toute la journée dans le sang et les sécrétions des vaches abattues. L’auteur décrit sans concessions les étapes de l’abattage, ne reculant pas devant la réalité : qui aurait l’hypocrisie de parler avec de jolis mots des tueries et des dépeçages ?

 « Retour au travail.

Avec des couteaux aiguisés.

Les mains de Buri palpaient les intestins. Des mains sensibles comme celles d’un aveugle tiraient un peu ici, pressaient là, contrôlaient, souples comme des serpents sur la fraise étalée à même la table de bois. C’était la sixième de la journée. Elle n’était pas mal. Intestin grêle et côlon étaient fermes, assez solides pour des cervelas et des saucisses. (…) Les derniers 75 cm du gros intestin sont ajoutés aux tripes. Buri mesura. Un coup de couteau. Rectum et anus furent expédiés dans un bassin, et Buri se mit en position : il avança une botte, se baissa et se mit à vider l’intestin grêle, qui fait 40 m, dans un seau en plastique. En mouvements réguliers, il passait ce long tuyau sur sa lame pour le séparer de la fraise. À chaque mouvement du bras, il hochait la tête, fronçait le sourcil. Il se concentrait sur le couteau. La moindre inattention, et tout le boyau est fichu. Buri transpirait. Il s’essuya le front de son avant-bras. Il avait passé. Il rangea le couteau à boyaux et pénétra à mains nues dans les restes graisseux de l’intérieur de la sixième vache. » 

On est extrêmement étonné quand on croise tout à coup parmi les employés de l’abattoir Ambrosio, l’Espagnol qui prenait soin des vaches chez Knuchel ! Qu’a-t-il pu se passer pour que cet ouvrier dévoué à la ferme se retrouve dans cet abattoir ? Que veut nous dire cette ellipse temporelle ? Le roman sera bâti ainsi : il alternera entre les moments à la ferme, dans la verdure de l’alpage, et ceux à l’abattoir, le lecteur cherchant à comprendre ce qui a conduit l’employé modèle en enfer.

Le comble de l’horreur est atteint quand Ambrosio reconnaît parmi les futures victimes la reine de Knuchel, cette vache qu’on respectait, qui s’imposait parmi les autres et suscitait l’envie : Blösch, décharnée, tient à peine sur ses pattes et sera bientôt une carcasse. Comment accepter de participer à sa mort ou d’en être témoin après tout ce qui les a liés ?

L’un des moments les plus difficiles, que je reproduis ici, est celui où l’apprenti se retrouve face à Blösch qui résiste et ne veut pas mourir. Pourquoi ? Est-elle inspirée par le diable ?

 « La vache s’agite. Elle résiste, s’obstine, en dépit du trou dans son front. Les rares muscles de son corps se tendent. Elle se tortille.

Je lutte pour mon équilibre.

Car le Seigneur est une ombre sur ta main droite.

Attention, le couteau.

Mon verset de confirmation.

Je sens cette force sous moi.

Le cou veut se dresser et battre comme la nageoire caudale d’un poisson en train de crever.

Je plante ma botte en caoutchouc.

Concentre-toi !

Et je plante mon couteau.

Au premier coup, je rate la carotide, au second aussi, pour ne l’attraper qu’au troisième essai. Le rouge jaillit, expulsé vers la lumière à grands coups de pompe du cœur. Elle a une quantité anormale de…

Sous moi, le tremblement du cou s’accentue.

Un gémissement, un râle tremblant dans la trachée, un frémissement, une forte secousse : d’un bond je me lève.

Loin. 

La vache dresse la tête. Tout branle, tremble : elle hisse sa carcasse sur ses pattes de devant, veut se lever.

Les naseaux dégouttant de rouge, elle trompette à travers les abattoirs. Assise, elle dodeline de la tête et du cou, de droite à gauche, de gauche à droite, et une fois encore de droite à gauche.

Je recule.

Le sang s’écoule de sa blessure au cou.

Fierté des cornes. Les bois de la vache.

Je me colle au mur, le couteau de boucher tendu loin de moi.

Et voici que la vache s’affaisse ; au bout de ses forces nerveuses, elle gît dans son sang, épuisée.

Piccolo me fixe.

Tout va bien. Les esprits sont chassés.

Personne n’a interrompu son travail.

C’est Kilchenmann qui avait juste oublié de passer par le trou le long fil de fer à planter dans la moelle.

Trop peu détruite.

Le sang se retire de ma tête.

Je ferme les yeux, glisse, le dos au mur ; accroupi, j’essaie de ne penser à rien. »

Le roman mélange les styles : plutôt classique dans sa narration, il laisse parfois place à un langage plus parlé lorsque l’apprenti s’interroge ou que les employés de l’abattoir se livrent à des discussions au moment de la pause. La forme est souvent plus saccadée, comme ci-dessus, lorsque c’est l’apprenti qui monologue mentalement.

En juin dernier, le grand public semblait découvrir l’existence des vaches à hublot, révélée par une enquête de L214. Et pourtant, à la page 146 de La Vache, on lit :

 « Récemment, il était allé à l’hospice vétérinaire, et pour lui montrer quelque chose, le vétérinaire lui avait fait enfiler des bottes spéciales et mettre un tablier de caoutchouc. Et puis il l’avait conduit dans une étable expérimentale. Là, il y avait une jeune vache qui avait une véritable fenêtre sur le côté du ventre, si bien qu’on pouvait voir l’intérieur de la panse : on voyait l’herbe très distinctement.

— Sacré vingt dieux, rigola Knuchel, ces messieurs les docteurs ne savaient donc pas que ce qu’une vache a dans la panse, c’est à peu près ce qu’elle a mangé ? »

Ce roman laisse entendre que les vaches, tout heureuses qu’elles puissent être durant leur élevage dans certaines propriétés (pensée welfariste avant l’heure) ne sont pas là pour faire joli dans les champs et qu’au bout du compte, vaches à lait ou pas, elles mourront rarement de leur belle mort. Mais La Vache dénonce surtout la mécanisation de l’élevage et les conditions sociales des employés d’abattoir, sans éveiller particulièrement de pitié pour ces hommes (c’est un milieu masculin), sans en faire des monstres non plus (bien que l’acceptation d’exercer ce métier, même au fond de la misère, au fond du trou, me semble toujours révoltante et incompréhensible). S’il faut avoir le cœur bien accroché pour suivre tous les détails de la chaîne d’abattage (section vache, taureau et veau), la lecture de La Vacheparaît indispensable, et pas seulement aux convaincus. La viande ne vient pas de nulle part, elle ne pousse pas sous cellophane ; elle a été un être sensible… À vous passer l’envie de steak.

Céline Maltère

Beat Sterchi, La Vache, éditions Zoé, avril 2019, 474 pages, 14 euros.

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